Flamboyants Janine Jansen et Denis Kozhukhin, bouleversants dans Brahms, puis dans Poulenc, Messiaen et Ravel
C’est un programme particulièrement généreux que nous proposaient Janine Jansen et Denis Kozhukhin à la Philharmonie de Paris, en deux parties (chacune aurait presque pu faire l’objet de tout un concert) bien distinctes : d'abord deux sonates de Brahms, ensuite de la musique française, avec des œuvres de Poulenc, Messiaen et Ravel.
Johannes Brahms a écrit trois sonates pour violon et piano, que les mélomanes ont très souvent l’occasion d’entendre, que ce soit au concert ou au disque.
Ce concert commençait par la Sonate n° 2 (en la majeur op. 100). Le programme de salle la décrit comme « gracieuse et détendue, la plus souriante des trois ». Dans cette interprétation, le propos est à nuancer... L’Allegro, pas tant amabile que cela, se déploie dans un climat de brume et de passion. Le deuxième mouvement fait office à la fois de mouvement lent (Andante) et de scherzo (Vivace), mais au lieu de se succéder ils alternent, donnant aux interprètes l’occasion de mêler rêverie éthérée et conte capricieux. Quant au finale, c’est un Allegro qui, à nouveau, n’est pas vraiment grazioso, mais nous emporte plutôt dans une de ces légendes du Nord qui, soit, se finit bien, mais non sans avoir frémi.
Suivait la Sonate n° 1 (en sol majeur op. 78), écrite en réalité après trois essais finalement détruits par le compositeur. Cette fois, il était enfin satisfait de l’équilibre entre les deux instruments. Le Vivace non troppo de Janine Jansen et Denis Kozhukhin est tout de nostalgie, tantôt avec le sourire, tantôt avec les larmes ; ils trouvent des nuances bouleversantes, et l’intensité émotionnelle atteint son comble. L’introduction, au piano seul, d’une imposante densité orchestrale, donne le ton de l’Adagio : suffocant de beauté, on n’y respire guère. On entend souvent le Finale avec un caractère printanier. Rien de tel ici : pas de brise légère, mais une réelle douleur et de l’impatience.
Dans toute cette première partie, l’équilibre entre le piano et le violon est optimal, quelle que soit la nuance. Nous entendons les moindres détails. Avec son Stradivarius Shumsky-Rode (de 1715), Janine Jansen obtient une remarquable égalité sur les quatre cordes. Elle a un vibrato le plus souvent serré, qu’elle parvient à garder absolument constant quand elle le souhaite. Denis Kozhukhin, sur le Steinway de la Philharmonie, a des graves d’une profondeur saisissante ; Il ne se contente pas d’accompagner : les deux musiciens cheminent réellement côte à côte. Le pianiste pourrait toutefois, dans quelques passages avec le violon, prendre la parole plus nettement, notamment avec une main droite plus présente. Ils ont en commun de ne pas laisser la moindre note sans intention musicale.
Changement radical pour la deuxième partie, avec, du reste, des œuvres qui, si elles sont toutes de compositeurs français et ont été écrites sur une période d’une vingtaine d’années, sont extrêmement différentes.
Peu à l’aise avec l’écriture pour violon, Francis Poulenc eut beaucoup de difficulté à mener à bien cette Sonate pour violon et piano, commencée en 1919, créée en 1943 et remaniée en 1949. Il semble que, davantage que l’un de ses compatriotes et contemporains, ce soit précisément Brahms et ses trois ouvrages pour cette formation que Poulenc admirait le plus. Cela paraît étonnant, quand on entend les deux compositeurs se succéder. Malgré une prestigieuse création (avec Ginette Neveu et le compositeur), cette Sonate n’a pas la célébrité qu’elle mérite. Quand on l’entend jouée ainsi, on se demande bien pourquoi...
Difficile d’imaginer Allegro plus con fuoco qu’avec Janine Jansen et Denis Kozhukhin ! C’est un feu qui, à la manière de l’eau qui peut être liquide, solide ou gazeuse, passe par tous les états. Sa seule constante est qu’il ne s’éteint jamais. L’Intermezzo est d’une densité dramatique à la limite de l’irrespirable. Quant au Presto, il est bien tragico, mais par moments aussi étincelant, et toujours d’une énergie résolue, que vient toutefois briser une coda d’une noirceur insoutenable. Le public est sous le choc.
Thème et variations d’Olivier Messiaen est une œuvre de jeunesse (1931) qui semble, quand on connaît la suite de la production du compositeur, encore bien traditionnelle avec son thème et ses cinq variations clairement identifiables. Après Poulenc, l’exposé du thème nous donne l’impression d’entendre une musique qui vient du ciel. Mais dans les variations, si radicalement caractérisées, les interprètes mettent tellement d’intensité expressive que nous redescendons vite, et sommes à nouveau saisis. Nous terminons dans les profondeurs de la Terre.
Nous remontons à la surface de « la Terre qui est quelquefois si jolie », comme semble la voir Maurice Ravel dans sa Sonate pour violon et piano (1922-1927), vingt ans avant Jacques Prévert. Son Allegretto, en effet, dans cette interprétation toute de fraîcheur et de simplicité, nous offre, cette fois, cette légère brise de printemps tellement bienvenue après tous ces ébranlements. Dans le célèbre Blues, Janine Jansen prend tous les risques avec des choix de doigtés extrêmement périlleux, et supérieurement maîtrisés. Par ailleurs, elle est capable d’autant de variété en pizzicato qu’avec l’archet. Si les interprètes jouent à fond le jeu « jazzy », il n’y a pour autant rien d’anecdotique de leur part, mais au contraire, toujours, une recherche de l’expression la plus aboutie possible. Quant au Perpetuum mobile, il est transformé en course à l’abîme d’une virtuosité stupéfiante. Janine Jansen et Denis Kozhukhin parviennent à nous faire entendre encore de nouvelles couleurs !
Le public ne peut retenir d’exprimer son trop-plein d’émotions. En bis, Janine Jansen annonce Syncopation, une pétillante petite pièce du maître des « encore » : Fritz Kreisler. Il manquait sans doute à ce programme le charme superficiellement séducteur. Et peut-être fallait-il revenir à des émotions plus viables. Mission accomplie. Nous pouvons retrouver notre vraie vie avec la sensation d’avoir vécu une soirée exceptionnelle.
Paris, Philharmonie (Auditorium Pierre-Boulez), 7 avril 2025
Pierre Carrive
Crédits photographiques : © Ava du Parc – Cheeese