Flagey On Air : une expérience de déconfinement culturel avec l'enchanteur Denis Kozhukhin

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C’est presque timidement, l’air un peu gêné et le cœur balbutiant d’émotion après une trop longue séparation que Flagey rouvre ses portes à son public ce 5 juillet 2020. Et comme pour en attester l’authentique fébrilité, l’entrée ne se fait pas par la place Sainte-Croix, trop envahie de rénovations, mais par le petit hall de la place Flagey.

J’arrive une demi-heure à l’avance. Toutes les portes sont closes. Sauf une. C’est par cette embrasure qu’un petit rituel insolite va s’installer durant les dix concerts que compte cette saison d’été inédite concoctée par Flagey, Musiq3 et Klara. 

Carré blanc sur le visage, élastiques noirs autour de mes oreilles qui les tirent vers l’avant comme dans une mauvaise caricature de Gainsbourg, je fais la file sur le trottoir en attendant qu’une demoiselle à blouse noire avec le logo blanc de la maison m’autorise l’entrée en m’indiquant la marche à suivre, son doigt pointé vers un bidon désuet rempli du sésame le plus célèbre et le plus alcoolique de notre temps. 

Que ce soit dans le hall ou dans les escaliers, le lieu est tatoué par la situation : les marques au sol tous les mètre cinquante, des cordelières et des flèches qui séparent les espaces, et le personnel bienveillant, mais vigilant, chargé de ne pas laisser dévier les distraits qui trouveraient amusant de se perdre dans les bâtiments en tâtant de leur mains potentiellement covidées tout le mobilier du Paquebot. 

Soucieux d’observer les règles dont la bonne tenue est la condition même pour jouir de l’événement, je respecte la distanciation, emboîtant mon pas sur celui lentissime de ma prédécesseure me laissant ainsi le temps de contempler un salon Art déco laissé ouvert à nos regards, léché par quelques rayons d’un soleil fuyant.

Enfin j’entre dans le Studio 4 et m’installe. La rangée devant moi est vide, celle dans mon dos tout autant, soit une sur deux, signalées par un gros cercle rouge. Celles qui sont occupées le sont par fragments émiettés, rangés par bulles, démarquant ainsi ceux qui sont venus seuls des couples ou des petits groupes d’amis. 900 places disponibles, mais 200 occupées : le concert est sold-out pourtant Flagey ressemble méchamment à une épaisse fourrure qui subit la pelade. C’est tout le paradoxe d’une telle situation : ce sont 700 places qu’il faudra laisser libres afin que le virus n’ait pas la mauvaise idée de s’inviter aussi. 

Les quelques dizaines de bulles écoutent maintenant un Camille De Rijck aussi enjoué et réjoui que nous tous, qui présentera le concert en direct sur Musiq3 et qui nous explique le déroulement de la soirée. Tout sera minuté et chaque seconde compte, comme en témoigne le petit réveil posé sur la table basse entourée de trois fauteuils placés à distance respectable les uns des autres dans ce salon d’interview improvisé sur scène. 

Un concert public dans ces heures troublées, ça se mérite. Alors, avant le lancement du direct, avant l’arrivée de l’artiste, nous devons encore écouter religieusement « The Voice of God » (dixit Flagey) qui, d’une voix enregistrée plus faussement souriante encore que celles des compagnies aériennes, nous donne les consignes strictes mais nécessaires : pas de pause, pas de bar, masque obligatoire en cas d’urgence -au moins peut-on s’en libérer tout le concert durant et respirer les notes qui nous traversent- et sortie organisée de la salle, avec obligation de rester assis à sa place en attendant qu’une hôtesse nous fasse signe de sortir. Tel est le prix à payer pour avoir la joie de participer au déconfinement progressif des concerts : consentir à nous voir strictement confinés le temps d’une soirée. 

Après une interview de Gilles Ledure, Directeur Général de Flagey, qui nous parle de cette merveilleuse initiative mise sur pied en quelques mois à peine, premier pas positif vers une issue plus favorable aux artistes de la scène et qui fait partie intégrante du plan #Restart de la RTBF, arrive le moment que l’on attendait tous impatiemment... 

Et quel moment ! Est-ce la solennité d’un événement si singulier dans une époque troublée ? Est-ce la maestria hypnotique dont nous a abreuvés ce puissant narrateur qu’est Denis Kozhukhin ? Est-ce ce rituel préparatoire qui nous conditionne tous et nous plonge dans les meilleures dispositions d’écoute ? Ou est-ce encore l’attente si longue et si désirée d’un concert en direct qui nous pousse à sacraliser ce temps suspendu que nous vivons ensemble ? 

Toujours est-il que jamais je n’ai assisté à deux heures de musique si remplies d’attention, de vénération, de respect et d’écoute. L’écrin dans lequel se raconte Kozhukhin est de la plus belle étoffe. Camille De Rijck soulignait, par boutade et en préambule, la peur que ne manquerait pas d’inspirer tout spectateur qui se laisserait aller à un accès de toux. Et sur deux heures de temps, rien de tel ne perturbera le silence religieux qui imprègne la salle lorsque les cordes martelées résonnent. Pas le moindre son entre les impromptus, aucun bruit de papier de bonbon, de tablette d’aluminium ou de claquement de sac. Un respect total et confondant règne. Comme si les circonstances avaient réinventé l’écoute, comme si elles réinvitaient chacun à se sentir présent, vivant, acteur de cette magie fondatrice que porte tout moment musical. Finalement, l’unique accès de toux troublant l’état extatique du public sera ... le mien au moment où, tout surpris, j’avale ma salive de travers, trop imprégné sans doute par ce qu’il se passe sur scène pour penser à déglutir correctement. Je cale alors avec une fureur silencieuse ma bouche dans mon coude, réfrénant les salves suivantes à travers ma gorge brûlante, et mes yeux rougis et humides s’enfoncent jusqu’à mes pieds pour mieux me donner l’illusion de rentrer sous terre… 

Mais rien de cela ne semble distraire qui que ce soit, et encore moins le prodigieux Denis Kozhukhin. 

Il entame les quatre impromptus D 935 avec un appétit quasi féroce, avec une soif de faire vivre cette musique et de la déverser enfin à nos oreilles tendues. Mais dans ce feu se dessine toujours une puissance dosée, une intelligence de chaque phrase dont Kozhukhin sculpte devant nous les contours et façonne les lignes de l’intérieur vers les sommets. Rien ne se répète jamais, tant son timbrage nous éclaire chaque fois d’une lumière différente. On retient son souffle à chaque fois qu’il nous dévoile les chuchotements de Schubert dans des pianissimos que l’extraordinaire Steinway D de Flagey rend presque fantomatiques, et dont le pianiste russe tient le fil ténu en équilibre sans jamais le rompre. De cette suspension qui flotte dans tout le Studio 4 naît l’émotion de ce discours musical si humaniste, que le compositeur viennois ne cesse d'élever au-dessus de la vanité du monde et du temps. Avec le dernier impromptu se termine la première partie, et avec lui une certaine innocence dont le musicien fera sonner le glas dans un final furieux et implacable. Un avant-goût de la tragédie ravélienne à venir.

Après une courte interview de Gilles Ledure par Camille De Rijck lors de laquelle le pianiste a pu reprendre son souffle, Denis Kozhukhin entame la deuxième partie du programme avec les pièces lyriques de Grieg, celles-là mêmes qu’il a enregistrées en 2019 chez PentaTone, et avec lesquelles il nous invite à un festival d’espiègleries tant il s’amuse avec ces pièces, jusqu’à atteindre par moments une certaine effronterie amusée et un sens assumé du fantasque. Mais il nous y invite avec une telle jouissance, une telle passion, un tel sens du lyrisme que nous l’accompagnons volontiers dans chacune de ces courtes histoires nordiques, ces petits bijoux musicaux qui nous rappellent la richesse trop oubliée des choses simples. En ces temps de sobriété forcée, rien n’a plus de sens que de se rappeler que l’infini de l’univers ne se résume pas à l’infiniment grand mais peut, si on y prête l’attention qu’elle mérite, se retrouver dans l’infiniment petit.

Enfin vient l’apothéose avec une Valse de Ravel crépusculaire. La version pour piano solo, si elle ne peut prétendre à toute la subtilité du monument orchestral et ne peut donc rivaliser avec l’éloquence poétique que Ravel y distille à son début, n’en reste pas moins suffocante et plus sombre encore. La virtuosité que requiert la folie qui se déchaîne peu à peu est frappante sous les doigts du lauréat de l’édition 2010 du Concours Reine Elisabeth, ce qui rend le final de la Valse d’une incandescence presque aveuglante, éclaboussant tout le Studio 4 des étincelles du seul Steinway, rappelant l’immense palette sonore de ce grand pianiste qui n’a à craindre aucun orchestre. 

Kozhukhin termine la soirée par trois bis. Au vingtième Prélude de Chopin, sombre et noir tel un lugubre écho de la valse tragique, suit une Rêverie de Schumann éthérée et innocente, comme un espoir qui ne cessera jamais d’éclairer le monde. Et peut-être pour mieux illustrer ce propos, Denis Kozhukhin clôture cette série par la dernière pièce de l’Album pour la jeunesse de Tchaïkovski, dont la prière, tel un chœur d’enfants, semble vouloir nous rappeler que de l’enfance peut renaître le monde…

Flagey On Air, le 5 juillet 2020 

Crédits photographiques : Johan Jacobs

 

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