Un enjôleur bouquet vocal de baroque sacré germanique à l’heure italienne

par

NUN DANKET ALLE GOTT. Johann ROSENMÜLLER (1619-1682) : Ach Herr, strafe mich nicht / Dietrich BUXTEHUDE (1637-1707) : O Clemens, o mitis, o cœlestis Pater, BuxWV82 ; Herr, wenn ich nur dich hab, BuxWV38 / Augustin PFLEGER (c.1635-1686) : Ad te clamat cor meum / Andreas HAMMERSCHMIDT (c.1611-1675) : Vulnerasti cor meum ; Nun danket alle Gott /  Heinrich SCHEIDEMANN : Christ lag in Todesbanden / Claudio MONTEVERDI (1567-1643) : Confitebor tibi, Domine / Christoph BERNHARD (1628-1692) : Aus der Tieffen. Julie Roset, soprano. Ensemble Clematis.  août-octobre 2019. Livret (avec textes chantés) en anglais, français, allemand. TT 62’32. Ricercar RIC 415


La collection Düben, assemblée par trois générations de cette famille au service de la Cour royale de Suède et léguée par Anders von Düben en 1732 à la Bibliothèque de l’Université d’Uppsala, reste une des sources majeures du répertoire baroque. Plus de trois cents compositeurs de toute l’Europe, environ deux mille trois cents œuvres, la plupart sous forme manuscrite, y sont documentés. C’est principalement à ce fonds qu’a puisé l’ensemble Clematis pour son nouvel album Nun danket alle Gott, titre d’un des plus célèbres chorals de l’Allemagne protestante, consigné en 1636 par Martin Rinckart, et qui clôt le programme du CD. Lequel illustre les influences italiennes sur la production sacrée des compositeurs luthériens du XVIIe siècle. On y trouve le Confitebor tibi Domine attribué à Claudio Monteverdi. Le livret du disque n’en précise pas la référence mais, parmi les sept du maître, il s’agit de celui figurant au n°296 de la Stattkus-Verzeichnis, déjà gravé par Jill Feldman avec Les Arts Florissants (Harmonia Mundi, juillet 1986).

Au-delà de la présentation des œuvres que vous pourrez consulter dans l’érudite notice, il conviendrait aussi de cadrer les enjeux esthétiques de l’exécution, et notamment la vocalité tributaire du répertoire. « Les diverses formes que prend la musique luthérienne au contact de la nouveauté italienne, du motet de la fin du XVIe siècle en passant par le concert spirituel à l’époque de Schütz, sont aussi à considérer comme autant d’étapes qui vont de la description du texte biblique jusqu’à son commentaire », estimait Patrice Veit dans le recueil Plurales Deutschland, Festschrift für Etienne François, (Wallstein, Gottingen, 1999). À l’issue de cette période, le théoricien Johann Mattheson rappelait cette exigence de compréhensibilité : « le but véritable des concerts était et demeure celui-ci : rendre intelligibles les paroles des textes en leur apportant une harmonie pleine, à une ou plusieurs voix, avec le soutien d’une basse continue » (Der vollkommene Cappelmeister, Hambourg, 1739). Les compositeurs en leur temps ne disaient pas autre chose, tel Andreas Hammerschmidt : « les concerts spirituels sont aujourd’hui fort prisés, non seulement parce que le texte peut y être mieux compris avec un chanteur qui le prononce distinctement et correctement, mais aussi en raison de leur charme qui suscite généralement chez l’auditeur un attachement tout particulier » (préface du tome 4 des Musikalische Andachten, geistliche Motetten und Concerten, Freiberg, 1646).

En bref : pour ce genre, le lyrisme ne doit pas faire obstacle à la clarté de la diction. Le chant doit se faire le docile, le diaphane véhicule de la parole. On se sent donc préoccupé quand on entend le Nun danket alle Gott du même Hammerschmidt qui achève le disque, et le Ach Herr, strafe mich nicht de Johann Rosenmüller qui l’introduit : cette phonation châtiée n’est pas de celles qui assènent la signification et scandent le texte. L’exhortation Weicht von mir, alle übeltäter (7’33) manque de poids, de hargne. De surcroît, la voix, malgré sa plénitude, se distend dans la réverbération, les consonnes s’y diluent (ce qui est fort gênant en cette langue). Le verbe n’accroche pas.

Comparé à l’enregistrement (septembre 2000, Christophorus) par l’ensemble d’Arno Paduch, que Jean Lacroix commentait le 30 avril dernier dans nos colonnes, la déclamation de Julie Roset reste combien sobre : ponçant les aspérités, fluidifiant le discours, et offrant de précieux dégradés jusque le plötzlich conclusif, qui s’éteint dans un clignotement d’un pertinent effet ! En 1996 à Boston, avec le King’s Noyse de David Douglass (Harmonia Mundi), Ellen Hargis osait un arioso corsé mais d’une articulation moins propre et agile. Encore plus maniériste : l’interprétation par Artek de Gwendolyn Toth sur leur disque Soli Deo Gloria (Zefiro Recordings, 2015, avec en solistes Baraba Hollinshead et Ryland Angel). Le clair accent de Julie Roset et la neutralité du ton nous épargnent les excès doloristes, au profit d’une candeur immaculée. Certains auditeurs regretteront toutefois peut-être que la résonance ambiante lui apporte un halo certes séduisant, emplissant généreusement l’espace, mais fauteur d’imprécision.

De fait, la captation a été réalisée en deux différentes églises (Saint-Jean l’Evangéliste de Beaufays, Notre-Dame de Centeilles). Le livret ne spécifie pas la répartition des œuvres entre ces deux sessions, mais on observe par exemple que le Aus der Tieffen (plage 7) bénéficie d’une acoustique bien mieux focalisée. Le style et la prestation de Julie Roset n’en sortent que plus discernés. D’autant que ce mélismatique De Profundis de Christoph Bernhard, et sa redoutable envolée qui couvre presque deux octaves (ut-la), avait déjà été maintes fois abordés au disque. Voici trente ans déjà, par Greta de Reyghere autour du Ricercar Consort, chez le même label. Puis au sein d’un double-album entièrement consacré aux Geistliche Harmonien, par l’ensemble Parthenia de Christian Brembeck (Christophorus, 1995), qui rendait la prière particulièrement ardente. En 2005 pour CPO, Nele Gramß disciplinait une approche plus chambriste auscultée avec le Kleine Konzert d’Hermann Max. Dans son album Sacred Arias capté en mars 2011 (DHM), Dorothée Mields enflammait une supplication tendue par l’espérance. Semblable transport, fier et peut-être plus inquiet, pour Alice Foccroulle sur son « Schütz and his legacy » (Passacaille, septembre 2015) épicé par le continuo. La palme de l’éloquence revient toutefois à une tessiture de ténor, intensément narrative, celle de Hans Jörg Mammel avec La Fenice de Jean Tubery (Psaumes de David, chez Alpha, 2009). Humble et méditative, Julie Roset se distingue par sa limpidité, l’homogénéité de son registre qui s’enchâsse à un écheveau de cordes attendries. De cette simplicité sans fard, décantée, presque stoïque, émane le touchant tableau d’une piété toute domestique.

On pourrait continuer le tour d’horizon de la discographie et y situer la contribution du présent CD, on en confirmerait cette conclusion : voici une des plus jolies voix qu’on ait entendue dans ces pages. Pureté de l’émission, transparence, vélocité de l’ornementation (la fin du Confitebor). Un filé, un fondu, une ductilité, un lyrisme satiné voire nimbé d’angélisme : un timbre lisse et candide (dans l’acception étymologique) qui aurait pu affirmer son identité pour s’affranchir de la blancheur anonyme et ainsi offrir aux textes une caractérisation qui creusât autrement le relief des phrases et le sens du mot.

Si l’on n’a presque rien dit du continuo tissé par Clematis, c’est qu’il procure un parfait écrin (on parlerait même d’osmose) aux chastes enluminures du chant, et qu’il prend tout le temps de le laisser s’exhaler. En dépit des quelques remarques osées ci-dessus, le premier album soliste de Julie Roset s’affiche mieux que prometteur, il est incontestablement réussi, et on aura toute raison de le trouver enivrant.

Christophe Steyne

Son : 9 – Livret : 10  – Répertoire : 9 – Interprétation : 8

 

 

 

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