Un opéra au cirque, pour notre plus grand bonheur

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Le rideau s'ouvre à moitié : apparaît un clown. Diantre, sommes-nous dans I Pagliacci ? Non, le clown ne chante pas Si puo ?, il rit, traîne un sac d'où il sort... une poupée désarticulée, puis éclate en sanglots. La rideau s'ouvre alors en entier, et découvre la scène d'un cirque, avec gradins et un monde fou : c'est la fête du duc de Mantoue ! Ainsi commence cette très originale production de Rigoletto, l'immortelle partition de Verdi, mise en scène par Robert Carsen, créée à Aix-en-Provence, et coproduite par l'Opéra national du Rhin, le Théâtre Bolchoï de Moscou et le Grand Théâtre de Genève. Pour Carsen, Rigoletto joue et ment. Il se meut entre bouffonnerie et réalité, niant toute identité. Surtout celle de sa fille, qu'il surprotège, l'empêchant d'aimer quelqu'un d'autre que lui-même. Voilà pourquoi, il en fait un clown dans l'univers fantasque d'un cirque. Il frappe par des images poétiques telles ce Caro nome que chante Gilda sur un trapèze s'élevant sous la voûte étoilée, mais aussi réalistes comme la sale roulotte où vit le bouffon ou l'antre de Sparafucile et Maddalena, cage suspendue par des lanières sinistres. L'aspect visuel inventif marque cette production et retient constamment l'attention. Sur les gradins, les courtisans restent masqués la plupart du temps ; seuls opèrent à visage découvert quelques danseurs et acrobates. In fine, une virevoltante danseuse déboule des cintres, vers qui Gilda mourante tend les bras... Belle image finale d'un spectacle visuellement éblouissant. L'aspect musical n'était pas en reste, au contraire, avec un choeur excellent, mais un orchestre maison que l'on a connu en meilleure forme (et à la trompette solo moins envahissante). Carlo Rizzi est un bon chef de répertoire pourtant. Quant aux chanteurs, accablé par une succession de défections, le directeur Peter de Caluwe a découvert deux magnifiques solistes, peu connus chez nous. Dimitris Kiliakos, baryton grec, acteur hors pair (Corteggiani !), s'est bien coulé dans la production, offrant un héros (non bossu) pathétique, veule et désespéré, donnant corps aux idées de Carsen, malgré quelques hoquets et une légère tendance à attaquer la note par dessous. Plus ovationné encore a été Ramè Lahaj, ténor kosovar et duc de Mantoue de dernière minute. Physique de "latin lover" idéal à la Juan Diego Florez, sourire désarmant, voix charmeuse, claire et douce, legato admirable : idéal. Konstantin Gorny possédait la basse caverneuse du spadassin Sparafucile. et Carlo Cigni le mordant requis pour la malédiction de Monterone. Signalons encore Laurent Kubla en Ceprano et Jean-Luc Ballestra en Marullo, fort bons. Anne-Catherine Gillet (Gilda) a assuré la quasi-totalité des représentations. Notre première star lyrique nationale (dont nous sommes si fiers) a tous les atouts et, avant tout, cette fraîcheur juvénile qui nous a déjà tant ravis en Susanna (Mozart), Cendrillon (Massenet) ou Madame Tell (Grétry) récemment. Sa voix radieuse, et son aisance naturelle sur les planches, lui promettent un radieux avenir, d'ailleurs plus que dessiné. Piquante Giovanna de Carole Wilson et une Maddalena pulpeuse à souhait (Sara Fulgoni). Il n'est dès lors pas étonnant que le célébrissime quatuor de l'acte IV ait constitué un moment de beauté de la plus rare émotion : voilà l'opéra à son sommet!
Bruno Peeters
Bruxelles, La Monnaie, le 21 mai 2014.

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