Un ravélien portugais

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Parmi les grands chefs ravéliens de la première heure, tous n'étaient pas français. Il y avait à Paris un Italien et un Portugais qui avaient gagné la confiance du maître, Piero Coppola et Pedro de Freitas Branco. Coppola était au pupitre en 1930 pour le premier enregistrement du Boléro, la veille de celui qui est attribué à Ravel et que dirigea en réalité Albert Wolff. Et c’est l’indisponibilité du même Albert Wolff qui permit à Freitas Branco de participer, en janvier 1932, au concert au cours duquel fut créé le Concerto en sol. Ravel y conduisait le concerto (avec Marguerite Long), la Pavane pour une infante défunte et le Boléro, Freitas Branco la seconde suite de Daphnis et Chloé, la Rapsodie espagnole et La Valse. S’en suivirent plusieurs concerts en Belgique qui scellèrent l’amitié entre les deux hommes. Et au mois d’avril de la même année, ce furent les fameuses sessions d’enregistrement au cours desquelles furent gravés le concerto et la Pavane. Sur l’étiquette du disque Columbia, la direction du concerto est attribuée à Ravel, celle de la Pavane à Freitas Branco. Mais de sérieux doutes subsistent sur la présence de Ravel au pupitre, alimentés par le témoignage de Jean Bérard, alors directeur artistique de Columbia qui produisait cet enregistrement : « En vérité ce fut Freitas Branco qui dirigea, Ravel dirigeant mal. » Ce témoignage est contesté par des ravéliens de tous bords pour qui le sujet est une véritable chasse gardée. Au risque de me mêler de ce qui ne me regarde pas, je voudrais seulement exprimer ma réaction de chef d’orchestre à l’écoute de cet enregistrement : quand on sait quelle précision réclame la direction de ce concerto, particulièrement le premier mouvement, il semble difficile d’imaginer qu’il ait été dirigé par un chef malhabile, parfois susceptible de gêner les instrumentistes tant sa direction était gauche. Je n’invente rien, je reprends seulement des qualificatifs utilisés par certains de mes maîtres qui ont vu Ravel diriger et connu des musiciens qui avaient joué sous sa direction. Cet avis n’engage que moi bien entendu.

Pour revenir à notre chef lusitanien, il est certain qu’il était présent au studio pour diriger la Pavane pour une infante défunte qui devait constituer la sixième face de 78 tours de cet ensemble. Jusqu’aux derniers jours de Ravel, il est resté présent à ses côtés. Plus tard, au cours des années cinquante, il a enregistré l’essentiel de son œuvre symphonique avec un orchestre réunissant les meilleurs instrumentistes des orchestres parisiens, baptisé Orchestre du Théâtre des Champs-Élysées. Une chose frappe dans sa direction, c’est la fidélité de sa lecture, une sobriété qui ne renie pas le brillant sans jamais tomber dans le clinquant, un festival de rythmes et de couleur où tout semble parfaitement naturel. À la même époque, il dirigeait régulièrement l’Orchestre National (de la RTF) et les archives de l’INA regorgent de captations fabuleuses, de Haydn à Prokofiev en passant par des compositeurs français oubliés aujourd’hui comme Louis Aubert ou Guy Ropartz, et bien sûr Ravel. J’avais eu la chance de pouvoir les diffuser dans une vie antérieure et même de retrouver une interview où les propos qu’il tenait étaient ceux d’un grand seigneur.

Une occasion de mieux le connaître nous est offerte par le livre récent de Cesário Costa, chef d’orchestre et musicologue portugais, qui a effectué un travail de bénédictin pour retracer sa carrière, retrouver les programmes de ses concerts, ses interviews et les témoignages les plus autorisés. On découvre le rôle essentiel que Freitas Branco a joué dans la vie musicale portugaise, son engagement en faveur de la musique contemporaine et une carrière internationale dont on ne soupçonne l’importance dans aucune des biographies qui lui sont consacrées à droite ou à gauche. Et pour les amateurs de comparaisons, grâce à un QR code, les interprétations ravéliennes de Freitas Branco sont décryptées et mises en regard de celles de ses contemporains les plus respectés. Et c’est là où vient la surprise, avec le Boléro dans lequel il se révèle être l’un des chefs les plus lents de la discographie. Les deux premiers enregistrements de l’histoire, avalisés par Ravel, tournent autour de 63 à la noire, alors que Freitas Branco dirige à 54 (deux à trois minutes de différence). Faut-il se fier à la référence discographique ou à la partition, qui révèle les hésitations de Ravel ? Le mouvement métronomique figurant dans la première édition indique 76 à la noire. Ravel l’a ensuite corrigé à deux reprises, passant  à 66 avant de se fixer à 72.  

La vision du Boléro que propose Freitas Branco est le seul écart avec ce que nous connaissons de la tradition ravélienne. Mais il s’en dégage une telle impression de puissance que nous ne pouvons qu’admirer une telle approche, surtout aujourd’hui où certains chefs ont souvent tendance à se servir du Boléro pour briller au lieu de le servir.

Cesário Costa, Maurice Ravel et Pedro de Freitas Branco. Un dialogue esthétique fécond entre compositeur et chef d’orchestre. L’Harmattan, Paris, 2024.

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