Papier à musique : Calligraphie debussyste

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Qui n’a pas rêvé d’avoir accès aux manuscrits des plus grands compositeurs, rêve devenu réalité dans une certaine mesure, depuis que les détenteurs de ces manuscrits acceptent qu’ils soient reproduits en tout ou partie. Sans dénier l’interêt de certains livres qui proposent des pages isolées de grands manuscrits, le musicien cherchera plutôt des fac-similé complets pour s’immerger totalement dans l’œuvre concernée et tenter d’en comprendre la gestation, une approche graphologique en quelque sorte, une approche pleine de surprises. Rien de nouveau dans le fait que le côté brouillon parfois indéchiffrable des manuscrits de Beethoven révèle une personnalité tourmentée et passionnée. On le savait. De même, l’écriture bien ordonnée de Jean-Sébastien Bach correspond parfaitement à la musique structurée qu’il nous a livrée. Mozart, plus difficile ; ça part dans tous les sens. Ravel, de belles pages d’écriture. Berlioz, Mahler, de parfaits reflets de l’instabilité de ces compositeurs. Et Debussy ? Plus besoin d’aller à la BNF, le manuscrit de La Mer est à présent disponible en fac-similé (Bärenreiter), accompagné d’une analyse de Denis Herlin et Mathias Auclair. Depuis l’époque des premières publications en fac-similé, les techniques de reproduction ont fait des progrès considérables, notamment les contrastes qui rendent lisibles les moindres détails. Et ils sont essentiels car Debussy aimait les pattes de mouches.

Le chef d’orchestre qui ouvre un tel volume commence par chercher les différences. Bien sûr les fanfares à la fin des Dialogues du vent et de la mer. Elles sont bien présentes dans le manuscrit original, mais elles avaient été supprimées dans la seconde édition qui a servi de référence pour la postérité et on les joue rarement aujourd’hui. J’ai eu la chance d’entendre Ansermet diriger La Mer à la fin de sa vie. Il les avait rétablies et m’avait expliqué que c’était le choix ultime de Debussy. Dont acte.

Autre différence, dans le premier volet, juste avant le fameux passage des violoncelles : deux mesures sur le manuscrit, compressées en une seule par la suite. Mais aussi un diminuendo des timbales qui est devenu crescendo par la suite ; une mesure de tuba qui disparaît à la fin ; des changements d’altérations ou d’articulations, etc. À force de tourner les pages, les yeux commencent à s’habituer à la finesse du trait. Parfois, Debussy est intervenu ultérieurement au crayon ou à l’encre de couleur, fautes corrigées, précisions en tout genre, d’une plume moins fine, parfois hâtive. Tout n’est pas de sa main visiblement. Parfois, une modification nécessite une collette : dans Jeux de vague, il avait consulté Raphaël Martenot, harpiste à l’orchestre de l’Opéra-Comique, sur la façon de noter des glissandos. Visiblement, comme la plupart des compositeurs, Debussy avait écrit quelque chose d’injouable à la harpe. C’est la proposition de Martenot qui figure sur la collette. On trouve aussi les précisions de mise en page apportées par le copiste. Quelle minutie ! Aujourd’hui, on se contente d’un bon logiciel. Dommage dans une certaine mesure.

Je tourne les pages, je passe du manuscrit aux diverses éditions, je reviens au manuscrit, « succession fièvreuse ou lucide des notes inscrites sur les portées […], accent de mystérieuse communication par l’intérieur » (Alfred Cortot). Quelque chose se dégage vraiment de ce manuscrit, au-delà des notes qui circulent dans ma tête, quelque chose de visuel. La houle qui se déchaîne, turbulente aux cordes, majestueuse puis féroce aux cuivres, le clapotis des vagues, la transparence de l’eau. On en imagine la couleur. C’est vraiment visuel, plus encore, quelque chose d’indescriptible qui guide le geste du chef. L’élégance de la plume, l’absence de grattages montrent que Debussy avait déjà écrit la partition dans sa tête avant de la coucher sur le papier.

Dans beaucoup d’ouvrages (pourtant) sérieux, Debussy est qualifié d’impressionniste, idée reçue due à nos voisins anglo-saxons qui n’en démordent pas. L’évolution de l’interprétation a gommé l’ « effet brouillard », considéré à tort comme la caractéristique debussyste par excellence, au profit d’une plus grande exactitude. Et le manuscrit de La Mer, par sa clarté et sa précision, constitue un argument supplémentaire à l’encontre de cette référence impressionniste. « La plus minutieuse des estampes japonaises est un jeu d’enfant à côté du graphique de certaines pages », écrivait Debussy.

Un détail pour finir : aucun accent grave sur « à ». On lui pardonnera cette faute d’orthographe.

Alain Pâris

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