Un retour aux fondamentaux avec Julius Katchen

par

Julius Katchen, the complete Decca Recordings
Il aurait fêté ses 90 ans en août de cette année. Mais il nous a quittés en 1969, terrassé par un cancer à l'âge de 42 ans. Depuis, on l'avait un peu oublié si ce ne sont les aficionados de Brahms pour qui il restera, sans doute à jamais, une référence. Il fut le premier pianiste à enregistrer l'intégrale du compositeur hambourgeois après l'avoir donnée en récital en quatre soirées au Wigmore Hall en l'espace de dix jours. Johannes Brahms fut dès lors la carte de visite qu'il garde toujours aujourd'hui. Et pourtant, son répertoire ne s'arrête pas là : Mozart, Beethoven, Schubert, Mendelssohn, Grieg, Chopin, Liszt, Schumann, Balakirev, Tchaikovski, Moussorgki, Franck, Dohnanyi, Prokofiev, Rachmaninov, Ravel, Bartok, Gershwin, Rorem, Britten, Franck, tous les compositeurs que nous retrouvons dans ce coffret de 35 CD's lui étaient aussi familiers avec plus ou moins de bonheur.
C'est le Concerto en ré mineur K. 466 de Mozart qui fut le point départ de la carrière de l'enfant prodige qui, après l'avoir joué alors qu'il était un enfant de dix ans, attira l'attention d'Eugène Ormandy qui l'invita à le jouer avec son orchestre de Philhadelphie, avant Sir John Barbirolli à New York. Petit-fils de musiciens émigrés -ses grands-parents étaient tous deux professeur de conservatoire, l'un à Moscou, l'autre à Varsovie-, c'est avec eux qu'il s'initia à la musique. Quant à sa mère, elle avait travaillé avec Isidor Philipp au Conservatoire américain de Fontainebleau. Une belle lignée en quelque sorte. Son talent ne comblant pas son père, Julius Katchen poursuit, parallèlement à sa vie de jeune virtuose, des études de philosophie qu'il réussit avec succès tout en poursuivant sa formation de musicien avec David Saperton qui fut aussi le professeur de Jorge Bolet. Ses réussites sont telles qu'il reçoit une bourse du gouvernement français pour se rendre à Paris où il est invité à représenter les USA au premier festival international de l'Unesco avec, au programme, l'Empereur de Beethoven sous la direction de Paul Kletzki. La carrière s'emballe : invitations dans la plupart des capitales européennes en récital ou en concerto sous la direction des plus grands chefs du moment. Katchen s'installe à Paris où il regrette la compétitivité entre les pianistes et retourne fréquemment se ressourcer aux USA où règne davantage d'amitié et de partage entre les musiciens.
On a reproché à Julius Katchen sa virtuosité survoltée et son jeu musclé. C'est vrai, parfois les tempi s'emballent comme dans le K. 415 de Mozart ou le premier mouvement du 4e de Beethoven. Mais quelle force interne se dégage de son jeu sur une dynamique pulsée qui emporte tout un orchestre -le LSO- sous la direction moins engageante de Piero Gamba ! Quand on lui reprochait sa virtuosité, Katchen répondait que la technique n'était qu'une base pour tout pianiste qui se considérait comme tel ; que celle-ci était la condition indispensable pour pouvoir tout jouer. Par contre, le musicien s'affirmait en disant : "Je ne m'assois au piano que pour réaliser ce que j'ai déjà dans la tête". Outre ses dons intellectuels et musicaux, le pianiste avait une mémoire digitale extraordinaire. Aussi on est frappé d'entendre combien, dès l'entame d'une oeuvre, on sent que le musicien ne nous lâchera plus, il prend la musique à bras le corps pour nous emmener là où il a décidé de nous conduire avec une sonorité chaude qui se moule au creux de sa main, une conscience des phrasés aboutis au sein de la grande arche que lui propose le compositeur.
Est-ce le passage de la monophonie à la stéréophonie qui nous propose plusieurs versions de mêmes oeuvres dans ce coffret ? Ainsi, deux versions des Variations Paganini de Brahms (1958 et 1965), des Variations Diabelli de Beethoven (1953 et 1960, plus étudiée), de la 3e Sonate de Brahms (1949, fabuleuse et 1964, moins convaincante), de l'opus 111 de Beethoven (1955 et 1958), du 2 concerto de Rachmaninov (1951 avec Anatole Fistulari et 1958, fabuleux en compagnie de Gorg Solti), du 3e concerto de Bartok et 3e de Prokofiev avec Ernest Ansermet et LSO/Istvan Kertesz, un chef avec qui il adorait travailler, à juste titre quand on mesure l'entente entre les deux artistes dans les concertos que nous retrouvons ici (Grieg, Schumann, les deux Ravel, 3e Bartok, 3e Prokofiev, Rhapsody in Blue, non pas avec Mantovani, spécialiste des avalanches de cordes réverbérées déjà enregistré en 1955 mais dans sa version classique.
Autres points forts de cette intégrale: la musique de chambre de Brahms en compagnie de Josef Suk et Janos Starker, les deux Sonates op. 120 pour clarinette et piano avec Thea King et, bien sûr, le corpus Brahms datant des années '60 et qui n'a pas pris une ride.
On pourrait poursuivre la liste, avec plus ou moins de bonheur du fait d'une prise de son moins réussie, une inspiration moins présente, une certaine sécheresse parfois.
Un jeu trop viril, trop virtuose ? Viril, bien sûr; virtuose aussi; mais, et surtout, quelle force expressive, quelle nature !
Bernadette Beyne

Decca 483 0356

Son 8 - Livret 8 - Répertoire 10 - Interprétation 9,5

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