Un triple hommage, historique, littéraire et musical, à Komitas et Debussy 

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Music in time of war. Debussy/Komitas. Myrios. ISBN 4-260183- 519058. 2024. 170 pages. Prix non précisé. Un livre accompagné de deux CD d’œuvres vocales et pianistiques de Claude Debussy et Vardapet Komitas.

Cet ouvrage collectif en trois langues (anglais, allemand et français), publié dans un grand format carré (28,5 x 28, 5), est une initiative du pianiste Kirill Gerstein (°1979), né dans l’ex-Union soviétique, citoyen américain basé à Berlin. Cet interprète de Mozart, Rachmaninov, Busoni ou Thomas Adès, explique dans un prologue (en anglais seulement) que le projet est de mettre en regard des œuvres de Komitas (1869-1935), pionnier de l’ethnomusicologie et fondateur de l’école nationale de musique arménienne, et Claude Debussy (1862-1918), qui éprouvait pour Komitas une profonde admiration. Les deux compositeurs, écrit Gerstein, ont été profondément affectés par l’implosion de leurs univers, Komitas par le génocide des Arméniens, Debussy par la Première Guerre mondiale. Ils se sont rencontrés à Paris en 1906, lorsque Komitas effectuait une tournée dans plusieurs pays     européens pour présenter les chants qu’il avait composés et qu’il interprétait lui-même. Certaines sources rapportent qu’en 1914, lors du Congrès de musicologie organisé par la Société internationale de musique à Paris, Debussy aurait évoqué « le génie » de Komitas.

Pour mener à bien le présent projet, Gerstein a fait appel à quatre auteurs pour rédiger des articles autour du thème choisi. L’historienne française Annette Beckers évoque en neuf pages La Grande Guerre : tuer/détruire/créer pourtant, plaçant la création artistique du temps, littéraire, picturale ou musicale, au cœur de son texte. Aux côtés des deux figures centrales de l’ouvrage, on y côtoie notamment Blaise Cendrars, Guillaume Apollinaire, Otto Dix, Raoul Dufy, Gertrude Stein ou Picasso. C’est au compositeur, pianiste et musicologue arménien Artur Avanesov, professeur assistant à l’Université américaine d’Arménie, qu’il revient de se pencher, en quatorze pages, sur la vie et l’œuvre de Komitas, « aller-retour jusqu’aux étoiles ». Signées par le maître de conférences à l’Université de Columbia Khatchig Mouradian, auteur d’un ouvrage sur le génocide arménien de 1915, six pages évoquent les suites de celui-ci, en termes de mémoire et de justice, jusqu’à nos jours. Un dernier texte consiste en un entretien (cinq pages) entre Kirill Gerstein et le chef d’orchestre et hautboïste suisse Heinz Holliger autour de la figure de Debussy, et en particulier de ses dernières pages pour le piano. L’ensemble de ces études, enrichies par diverses illustrations de grande qualité (portraits, photographies, tableaux, partitions musicales), représente un travail remarquable, que l’on peut considérer aussi comme un cadre idéal pour permettre au lecteur de se préparer, avec le plus d’informations possibles, à découvrir l’autre contenu du volume : deux CD qui regroupent des pièces pianistiques ou vocales des deux compositeurs mis en évidence.

Pour Debussy, le choix s’est porté, pour le premier CD (65’ 40’’), sur les 12 Études, et, pour Komitas, sur les sept Danses arméniennes, que Kirill Gerstein interprète au piano. Écrites « à la mémoire de Frédéric Chopin », les études de Debussy de 1915, incomparables poèmes sonores, enfants du caprice et de l’imagination (Guy Sacre), sont à considérer comme une célébration de l’instrument et une ouverture vers l’avenir, à travers la sublimation et le dépouillement. Les pièces de Komitas, qui illustrent divers aspects de la culture musicale arménienne, datent de 1916. Profondément meurtri par le génocide, au cours duquel il est emprisonné, il est vite atteint par de graves troubles psychologiques, qui entraîneront son hospitalisation définitive. Kirill Gerstein joue tout cela avec clarté, soulignant le côté prophétique chez Debussy, et les climats, souvent nostalgiques, chez Komitas.

Le second disque (75’ 24’’) est majoritairement consacré à Debussy : Chansons de Bilitis (1897-98) et Noël des enfants qui n’ont plus de maison (1915) ; la soprano arménienne Ruzan Mantashyan, née à Erevan en 1990, et Kirill Gerstein sont ici partenaires, pour servir la subtilité raffinée inspirée de Pierre Louÿs, puis les mots vengeurs signés par Debussy. Les mêmes accordent une attention émue à six Chants arméniens de Komitas, qui évoquent notamment fruit, arbre, nature et amour. On épinglera le réputé Antouni, qui dépeint le malheur d’un « pauvre garçon sans abri », et dont Debussy dira que, s’il n’avait écrit que cela, Komitas serait à considérer comme l’un des grands compositeurs de son époque. On retrouve Kirill Gerstein, fil rouge de ce parcours, en solo pour cinq pièces tardives de Debussy, dont la touchante Berceuse héroïque pour rendre hommage à SM. le roi Albert Ier de Belgique et à ses soldats  (1914), qui, selon Harry Halbreich, dégage une émotion sobre et grave. Cet hommage à notre souverain et à l’héroïsme de son armée, que Debussy orchestrera, était destiné à un ouvrage auquel ont collaboré des artistes et d’autres musiciens, comme Saint-Saëns, Massenet ou Elgar. Mais Gerstein est aussi en duo : à quatre mains, avec Katia Skanavi, de nationalités russe et grecque (°1971) pour les 6 Épigraphes antiques et leur Antiquité fantasmée (1918), et à deux pianos, avec le compositeur Thomas Adès (°1971), pour l’audacieux En blanc et noir (1918). Les deux disques insérés sont un peu le symbole de ce dernier titre : l’un est blanc, l’autre, noir. 

Cet ouvrage, au contenu des plus intéressants et superbement présenté, qui n’oublie pas d’ajouter en fin de volume les textes chantés en trois langues (et même en quatre pour Komitas), mérite une large audience en raison de la démarche proposée par Kirill Gerstein, pour laquelle les auteurs et les interprètes sollicités se sont investis ; on en salue l’originalité et la réussite éditoriale.      

Jean Lacroix      

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