Vincent Bernhardt retend les Brandebourgeois sous la haire

Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Concertos Brandebourgeois no 1-6 BWV 1046-1051. Mindaugas Bačkus, direction artistique, violoncelle. Vincent Bernhardt, direction musicale, clavecin. Konrad Levicki, violon. Vytenis Giknius, traverso, flûte à bec. Rodrigo Calveyra, flûte à bec. Emmanuel Laporte, Jon Olaberria, Martin Roux, hautbois. Florian Gazagne, basson. Bruno Fernandes, trompette. Nina Daigremont, Nicolas Chedmail, cor. Anna Luiza Aleksandrow-Bertash, Ivan Bertash, alto. Piotr Waclawik, Julia Karpeta, viole de gambe. Orchestre de chambre Klaipeda. 2021. Livret en français, anglais. TT 41’29 + 58’01. Indésens Calliope Records IC004
Débarquer dans un catalogue surabondant et bientôt séculaire (le premier enregistrement intégral des « Brandebourgeois » remonte à 1936 !), qui a connu tant de modes et de réussites, nécessite des arguments distinctifs pour attirer l’attention du mélomane, au risque de grossir le bataillon des honorables versions. Celle qui nous arrive ici « ne prétend pas faire particulièrement autorité, s’agissant d’un répertoire déjà maintes fois gravé », selon les propres mots de Vincent Bernhardt, dont on saluera l’humilité. C’est un prétexte qui nous vaut le présent double-album, et même une commémoration, celle du trois-centième anniversaire de la compilation de ce recueil dédié en mars 1721 au Margrave de Brandebourg.
Docteur en musicologie (une thèse sur les cadences vivaldiennes au regard des pratiques d'époques, défendue en juin dernier), Vincent Bernhardt signe une notice touffue et érudite, qui interroge le lien de ces concertos avec l’esthétique de la Hofkapelle de Dresde et son ensemble de virtuoses. Au demeurant, le livret ne se fend d’aucune intention à l’appui de son projet. Ce que nous entendons ici ne se revendique ni en révolution ni même en manifeste, et sans l’avouer s’inscrirait plutôt en réaction, face aux exécutions sur instruments anciens accompagnés à un archet par partie ! Avec sa vingtaine de pupitres « modernes », certes ramenés au diapason 415, les cordes de l’Orchestre de Klaipeda assurent un soutien moins chambriste qu’orchestral. L’authenticité est celle de la démarche, sans dogme, émancipée des doxas contemporaines de l’approche baroque. On aime cet affranchissement ! Au prix qu’il surprenne voire déplaise.
Approche carrée et linéaire, tout devant, qui ne hiérarchise guère les dynamiques (dilatées dans un volume quasi-unique), ne modèle guère des phrasés d’obédience recto tono. Dans son ensemble, cette prestation à la verticalité marquée apparaît comme la mise en perspective d’une pensée de claveciniste ou d’organiste, d’une supérieure clarté polyphonique, mais qui nivelle le discours dans un même front, pleins phares, pauvre d’arrière-plans, de nuances d’intonation et de demi-teintes. Parfait exemple dans le BWV 1048 (notons-y l’interpolation d’un extrait de la Sinfonia BWV 152 en lieu de la mesure embryonnaire) ; en tout cas, l’articulation y règne en maître dans le premier mouvement, fermement gainée par les violoncelles. Malgré l’inflation du matériau, la dure lumière zénithale et la régularité du débit (les joutes réglées du premier mouvement du BWV 1047 sont aux antipodes de l’élan génialement contrarié de Pablo Casals et ses troupes de Marlboro, -CBS, 1964), l’énergie n’est jamais absente mais se trouve comme digérée par l’orthophonie (Allegro du BWV 1046). Le cahot initial du BWV 1051 se retend comme un exercice de déséquilibre en quête de barycentre : on goûtera cette intelligente exploration, aux textures maçonnées à chaux, dont la tentation vectorielle se débat avec les tentures archaïsantes qu’y gauchit le compositeur.
Dans le premier concerto, le carroyage dissipe l’émotion attendue de l’Adagio –idem pour l’Andante du BWV 1049. Pour autant, ces rigidités sont contrebalancées par une somptueuse parure, et l’équipe des vents volontiers pulpeuse (les flûtes de Vytenis Giknius et Rodrigo Calveyra, les cors de Nina Daigremont et Nicolas Chedmail). On y gagne aussi un lyrisme non en véraison mais mûr et gorgé de sève, aux couleurs saturées à rompre (le BWV 1050, anguleux jusqu’en son Affettuoso). Ce haut relief n’est pas celui des trompe-l’œil, ces nettes fragrances ne relèvent pas de parfums alambiqués.
Les oreilles nostalgiques de témoignages empesés mais non sans grâce, comme celui du Collegium Aureum (DHM, 1965-67), apprécieront ici la réactualisation d’un style anachronique que certains auditeurs, friands d’individualisme franc du collier et ornementaliste, estimeraient désuets. Globalement, l’interprétation se distingue par une forte empreinte signalétique, par sa densité basipète qui rechigne au décoratif pour mieux se nourrir des racines et conforter ses réseaux souterrains. En appendice au programme, la joviale Sinfonia de la cantate J'aime le Très-Haut de tout mon cœur (empruntée au troisième Brandebourgeois) confirmerait combien le propos de cet enregistrement, derrière son austère ton de prédicateur, son verbe d’airain, sa rude élégance, son ancrage immanent, ses géométries de règle et d’équerre, parle d’en bas pour viser haut. Ces certitudes d’élus rappelleraient à la console celles d’un Helmut Walcha.
Un apostolat, conciliation de la chaire et de la chair en macération. Cette visée de prime abord trop flagrante pour ne pas être difficile à cerner (mieux vaut écouter tout le double-album avant d’en saisir la cohérence et juger) rencontrera peut-être davantage de contempteurs que d’admirateurs. Mais l’apport à la discographie n’est pas vain quand ce prêche, inactuel au sens nietzschéen, sans concession, sans courtiser les évidences du jour, pense droit, regarde loin derrière, à contrecourant et, instruit de l’hier et sûr du demain, s’érige. Rigoristes, altiers, solaires, Vincent Bernhardt et son ensemble lituanien nous offrent-ils des Brandebourgeois d’inspiration janséniste ? Une expérience absolue qui mérite la découverte, avertie.
Christophe Steyne
Son : 8,5 – Livret : 8,5 – Répertoire : 10 – Interprétation : 9