Hamlet d’Ambroise Thomas : L’Être et le Néant à l’Opéra de Paris

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Inspiré de Shakespeare, le livret (Michel Carré et Jules Barbier, librettistes de Gounod et Offenbach, notamment) reste fidèle à l’intrigue mais certains personnages passent à la trappe, les relations sentimentales prennent le pas sur l’héroïsme, Hamlet reste vivant et, surtout, la poésie unique du verbe shakespearien s’est effacée au profit d’un texte plus banalement romantique. En effet, créé en 1868 sous le Second Empire à l’Académie impériale de Musique, l’oeuvre porte l’empreinte du goût pour les vastes proportions et les élans passionnels caractéristiques du temps. 

Le metteur en scène polonais, Krysztof Warlikowski, se place sur un terrain encore différent. Freud et Lacan sont passés par là. Une distorsion subtile menée avec autant d’intelligence que de détermination subvertit profondément les caractères et la dynamique des cinq actes.

 A commencer par l’interversion du temps, l‘Acte I confondant les funérailles de la fiancée suicidée et les noces adultères de la mère. En contrepoint, sur le côté, quatre personnages dont Ophélie et son frère jouent aux cartes. Une trouvaille ! Ainsi la question posée par la jeune fille au début de la scène de la folie (A.IV), « A vos jeux, mes amis », va colorer -voire, hanter- la tragédie entière, dès le lever de rideau....ou plutôt de grillage puisque le plateau est cerné de grilles et de murs percés de meurtrières.

Seule perspective : une vidéo de lune en noir et blanc, une lame de lumière froide tournée vers la salle puis des vidéos de clown blanc, mélange de Joker et de Nosferatu. Dans cette cage physique et mentale, des infirmières passent, des déments tentent de s’évader.

A l’exception d’une robe de chambre, les costumes criards, peu seyants, participent de la dérision. Les trônes royaux sont en skaï et les jeux de scène consistent le plus souvent à allumer une cigarette, se lever et s’asseoir sur des chaises en plastique. En gestes puérils, Ophélie fait tournoyer un filet rempli d’oranges (allusion au « pays où fleurit l’oranger » de Mignon, précédent succès du compositeur ?).

Un ballet mêlant danseurs de l’Opéra et choristes fracture l’ensemble en une sorte de faille spatio-temporelle où tout sombre dans la confusion.

La dérision corrompt jusqu’au sens de la mort, représentée par un clown décadent et livide dont Hamlet endossera, à la fin, le costume inversé en noir.

La rencontre entre cette architecture intellectuelle ultra-sophistiquée et la musique d’Ambroise Thomas qui, bien que fluide et propice au chant, n’a pas beaucoup d’arrière-pensées, produit un effet curieux. Mais la structure musicale résiste. Mieux, elle se déploie au service des émotions et des interprètes. Quant à la mise en scène, sa puissance de conception contredit le néant qu’elle est supposée démontrer.

Avec d’autant plus de force que le baryton français Ludovic Tézier s’approprie le personnage du prince danois ; stature imposante, voix dans sa plénitude, art vocal au sommet. Sa romance « Comme une pâle fleur » de l’Acte V se révèle exemplaire de diction, de phrasé, d’émotion. Une démonstration de beau chant français. La chanson bachique le place délibérément en porte à faux, comme ses déambulations erratiques tandis que la profondeur du timbre, la vigueur de l’émission évoqueraient plutôt la résistance d’une bête aux abois. Ainsi la figure romantique du prince névrosé et déchu est-elle réduite elle aussi, au néant.

Lisette Oropesa (Ophélie) offre son rayonnement scénique, sa sensibilité et sa voix souple et fruitée à une fiancée-écolière qui se révèle merveilleusement expressive dans la folie et le suicide, scènes saluées d’une longue ovation. Admirable artiste à l’impeccable diction française (dont Crescendo a depuis longtemps souligné les qualités).

La Reine Gertrude emprunte le timbre mat, l’émission puissante parfois feulée et la longue silhouette penchée d’Eve-Maud Hubeaux. En dépit d’une diction exagérément appuyée dans les graves (éclâr pour éclair ou Ophéli-eû pour Ophélie), la mezzo suisse assume avec panache la scène de l’affrontement avec son fils et parvient à distiller le malaise voulu par la mise en scène.

On trouvera peut-être moins de flamme mais beaucoup de noblesse et de dignité chez son époux Claudius (Jean Teitgen).

Julien Behr (Laërte), Clive Bayley (Spectre du roi défunt), Frédéric Caton et Julien Henric (Horatio et Marcellus) font valoir leurs brèves interventions tandis que Philippe Rouillon reste discret, à l’image de son personnage, et que les deux Fossoyeurs (Alejandro Balinas Vieites et Maciej Kwasnikowski) doivent concilier un jeu de scène de médecine légale avec leur fameuse ballade. Citons enfin le solo de saxophone sur scène conclu par une cadence pour le moins « perchée ».

Pierre Dumoussaud remplace le chef initialement prévu, Thomas Hengelbrock. Il peine à modérer les Chœurs mais permet à cette partition dramatiquement et mélodiquement efficace, composée dans les règles de l’art (qu’enseignait précisément le compositeur), d’avancer sans faiblir ; au risque de quelques approximations du côté des cuivres très sollicités -Adolphe Sax venant de mettre au point ses célèbres instruments.

Cet Hamlet, pris en tenailles entre le sentimental XIXe siècle d’Ambroise Thomas et le plus cérébral XXIe siècle illustré par Warlikowski, témoigne de la vitalité et de la puissance créatrice qu’inspire, encore et toujours, le grand dramaturge anglais.

Bénédicte Palaux-Simonnet    

Paris, Opéra Bastille, le 14 mars 2023

Crédits photographiques :  Elisa Haberer / OnP

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