Une MAMMA si émoustillante
Au cœur d’une petite ville de la province italienne, nous voilà dans un théâtre à l’abandon, que l’on a transformé en parking, où accourt une élégante femme à lunettes noires transportant une montagne de cabas ; c’est ainsi que le metteur en scène Laurent Pelly nous présente Le Convenienze ed Inconvenienze teatrali que Gaetano Donizetti avait fait jouer au Teatro della Cannobiana de Milan le 20 avril 1831, quatre mois après la création d’Anna Bolena au Teatro Carcano.
Qui sait pourquoi, depuis une vingtaine d’années, on l’intitule Viva la mamma ! Car c’est bien elle le personnage clé qui fait basculer l’action vers la tragi-comédie, ce que prône le régisseur qui cherche une inspiration mélancolique dans un burlesque ne masquant pas l’émotion. Sous les lumières de Joël Thomas, le décor de Chantal Thomas, les costumes de Laurent Pelly nous ramènent à notre époque où ne subsiste que la rampe d’éclairage alors que le fond de scène a été muré. Néanmoins, s’y déroule une répétition houleuse avec un musico castrato, Pipetto, et un primo uomo, Guglielmo, qui, rapidement, claqueront la porte. Face au chœur d’hommes en rang d’oignon qu’elle bouscule continuellement, Daria, la prima donna, est flanquée de son Procolo de mari et passe pour la bécasse qui a des trous de mémoire, au grand dam du maestro, du librettiste, de l’impresario et du directeur de théâtre. Et l’entrée tonitruante de Mamma Agata, venue pour soutenir sa fille Luigia, qui n’est que seconda donna, sèmera la confusion et fera même intervenir la maréchaussée, lorsqu’elle en viendra aux mains avec l’époux de la diva. Mais le second acte nous replonge dans l’époque de la splendeur du théâtre, au moment où se déroulait le travail préparatif de Romolo ed Ersilia, l’opera seria à sujet antique de Biscroma Stappaviscere, notre compositeur.
Dans la fosse d’orchestre, le jeune chef hongrois Gergely Madaras tient brillamment les rênes de l’Orchestre de Chambre de Genève et du Chœur d’hommes du Grand-Théâtre de Genève (préparé par Roberto Balistreri) en cultivant la finesse du trait dans une dynamique soutenue qui impose un rythme endiablé à l’ensemble de la production. En bénéficie Laurent Naouri incarnant en travesti une impayable Mamma Agata qui reprend dignement le flambeau des basses bouffes des deux créations, Gennaro Luzio et Giuseppe Frezzolini ; et son aria « Assisa a’piè d’un sacco », parodiant vulgairement la scène du saule de l’Otello de Rossini, est aussi cocasse que sa perruque rousse, son sac à main et sa robe à fleurs de grand-mère. A ses côtés, se révèle sa fille Luigia, magistralement campée par Melody Louledjian, se donnant d’abord l’air timoré de la jeunotte timide, avant d’éblouir dans une aria di baule, un air-valise contenant le finale de la Fausta de Donizetti. Sa rivale, Daria, la prima donna, est personnifiée par Patrizia Ciofi qui, après vingt-cinq ans d’intense carrière, émet d’abord un son totalement voilé que rendra plus consistant, par la suite, une maîtrise du style belcantiste qui la fera triompher dans une scena rajoutée de la Virginia de Mercadante. Son époux, Procolo, est campé par le baryton David Bizic qui livre savamment son declamato savoureux face au présomptueux Guglielmo (Luciano Botelho), le premier ténor, négociant avec éclat une cavatina d’Alfredo il Grande du jeune Donizetti. Le mezzo Katherine Aitken brille furtivement dans le rôle de Pippetto, le musico, tandis que face au maestro Biscroma Strappaviscere (incarné magnifiquement par le baryton-basse Pietro Di Bianco), rivalisent de drôlerie ses collègues Enric Martinez-Castignani, Peter Kalman et Rodrigo Garcia sous les traits du poète-librettiste, de l’impresario et du directeur de théâtre. Et lorsque tous prennent la poudre d’escampette après avoir dilapidé leur cachet, interviennent drastiquement les marteaux piqueurs… qui rendent hilare le spectateur, ravi d’avoir passé une excellente soirée, peut-être la dernière à l’Opéra des Nations.
Genève, Opéra des Nations, 22 décembre 2018
Paul-André Demierre
Crédit photographique : GTG / Carole Parodi