Viktor Ullmann : la Mort, porteuse de salut ?

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Viktor Ullmann (1898-1944) : Der Kaiser von Atlantis oder Die Tod-Verweigerung op. 49, opéra en un acte et quatre scènes. Julia Zara, soprano ; Christel Loetzsch, mezzo-soprano ; Johannes Chum, ténor ; Adrian Eröd, baryton ; Lars Woldt et Tareq Namzi, basses. Münchner RundfunkOrchester, direction Patrick Hahn.2021. Notice en allemand et en anglais (avec texte du livret dans les deux langues). 52.53. BR Kassik 900339. 

Le destin tragique de l’Autrichien Viktor Ullmann s’est arrêté à Auschwitz, le 18 octobre 1944, après avoir été transféré du camp de Terezin où il se trouvait depuis deux ans. Fils d’un officier juif qui avait servi dans l’armée austro-hongroise, Ullmann a été l’élève à Vienne d’Arnold Schoenberg et, plus tard, d’Alois Hába, puis répétiteur et chef des chœurs pour Alexander von Zemlinsky à Prague. Il a travaillé comme chef d’orchestre à Stuttgart et y a tenu pendant près de vingt ans une librairie consacrée à l’anthroposophie, avant de se réinstaller à Prague en 1933. Lors de l’’invasion de la Tchécoslovaquie en 1939, il tenta en vain de s’exiler et fut finalement arrêté. Au camp de concentration de Terezin, où il a été incarcéré, à une soixantaine de kilomètres de Prague, régnait une sorte de vie culturelle, tolérée par les nazis et organisée par les prisonniers ; Karel Ančerl y fut détenu. C’est là qu’Ullmann composa Der Kaiser von Atlantis sur un livret d’un camarade de captivité, le peintre et poète Peter Kien, né en 1919, qui connut le même sort qu’Ullmann à Auschwitz. L’opéra fut répété à Terezin, mais jamais représenté, les autorités du camp estimant le sujet subversif en fonction de la ressemblance du personnage de l’Empereur avec Adolf Hitler. Ullmann eut la présence d’esprit de remettre le manuscrit à un ami, qui prit le risque de sauver la partition. Retrouvée en 1972, elle fut créée à Amsterdam en 1975 et montée à de nombreuses reprises depuis lors. Le label Decca en publia une superbe version en 1993, en première discographique mondiale, dans sa série Entartete Musik, sous la direction de Lothar Zagrosek.

A la fois chantée et parlée, réservée à sept solistes et à un petit effectif de treize instrumentistes (ceux qu’Ullmann avait sous la main à Terezin, à savoir les plus courants, dont des cordes, une flûte, un hautbois, une clarinette, une trompette, de la percussion), l’œuvre, divisée en un prologue et quatre scènes jouées en un acte, est à considérer comme une parabole sur le système concentrationnaire et le national-socialisme. L’Empereur Overall vit isolé dans son palais. Dans le bref prologue, un Haut-Parleur annonce qu’une « sorte d’opéra » va avoir lieu et présente les autres personnages : un Soldat, une Fille-Garçon aux cheveux coupés, un Tambour, Arlequin, et la Mort. L’action peut se résumer en quelques lignes : l’Empereur décide qu’une guerre totale va avoir lieu. Vexée, la Mort, qui n’a pas été consultée, annonce que personne ne mourra. Après une bataille dont le résultat permet de constater que la Mort a dit vrai, l’Empereur décide d’offrir l’immortalité à chacun. On assiste parallèlement à une idylle entre la Fille et Arlequin, qui est interrompue par le Tambour. La Mort et l’Empereur finiront par trouver un terrain d’entente : les activités normales de la première reprendront à la condition que l’Empereur soit le premier à mourir, ce que ce dernier accepte. 

Comme l’explique l’intéressante notice de Nicole Restle, la partition est établie à la manière d’un collage, avec des changements de style et de caractère qui font se succéder divers numéros musicaux : mélodrame, récitatif, air, duo, trio, réminiscences de Schoenberg et du jazz, musique de danse des années 1920 (on pense à Kurt Weill), allusions à des pages de compositeurs exclus par les nazis, par exemple au Das Lied von der Erde de Mahler. On y trouve encore un motif de la Symphonie Asrael de Josef Suk. Le tout dans un climat qui peut être déroutant, à la fois dramatique et ironiquement sarcastique, voire sardonique. La portée tragique est nourrie d’un expressionnisme lyrique et rythmique qui fait son effet lorsque l’on se prend, en cours d’audition, à se souvenir du contexte dans lequel cet opéra a été composé, et que l’on n’oublie pas que le sous-titre Tod-Verweigerung signifie « refus de la mort ». Der Kaiser von Atlantis est un acte de résistance.

Dans cet enregistrement réalisé en public au Prinzregententheater de Munich le 10 octobre 2021, les interprètes sont à la hauteur de cet échange à composante philosophique entre la mort, le pouvoir et la dérision dont ils transmettent toute la subtilité et la force avec justesse. On les englobera tous dans le même éloge vocal et d’investissement, ainsi que l’orchestre mené par le jeune chef autrichien Patrick Hahn (°1995). Depuis la première gravure mondiale dirigée par Lothar Zagrosek en 1994, on en a connu d’autres, notamment celle qui est parue chez Matous l’année suivante par un ensemble tchèque conduit par Alexander Drčar ou, plus proche de nous, celle qui a été proposée par les Voix Etouffées sous la direction d’Amaury du Closel (Karusel Musik, 2015). La version de Zagrosek continuera à dominer la discographie : l’impact émotionnel y est encore plus glaçant, en raison du plateau vocal au sein duquel on trouvait Christine Oelze et Franz Mazura, inégalables et, dans ce curieux rôle du Haut-Parleur, un Walter Berry particulièrement implacable, bien plus en tout cas que le présent Lars Woldt. 

Son : 9  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 8

Jean Lacroix 

 

 

 

 

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