Un vif orchestre de brocart et un soliste tendre conteur

par

Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Concertos pour piano en ut majeur opus 15 et en si bémol majeur opus 19. Olivier Cavé, piano. Patrick Hahn, Orchestre Kammerakademie Potsdam. Septembre 2018. Livret en allemand, anglais, français. 62’34. Alpha 649

« Ce qu’il vous appartient de faire c’est revenir à la musique elle-même, sans présupposé, et lire ce qui est là. Si vous procédez ainsi vous trouvez qu’elle ne relève d’aucune étroitesse d’esprit ou de sentiment. Les concertos se révèlent de grandes œuvres expressives, et aujourd’hui particulièrement je crois important de valoriser l’envergure et l’expressivité » confiait Géza Anda à Stereo Review (septembre 1969, page 81). Il parlait là des concertos de Mozart, à une époque où on le miniaturisait, l’enjolivait, le mignardisait, où l’Andante du K. 467 faisait larmoyer dans le film Elvira Madigan.

Même s’ils dérivent du modèle classique (pour bien vite le dépasser, comme explique la notice du CD), les premiers concertos de Beethoven n’encourent-ils pas un risque inverse ? : une propension vers le langage sérieux de maturité, d’autant que l’évolution fut rapide (seulement une dizaine d’années séparent l’opus  15 de « L’Empereur »). Face à tel questionnement, cet album propose un équilibre aussi intéressant qu’audacieux. Que la Kammerakademie y mette du nerf, du théâtre, de la transparence, c’est attendu. Mais quel épanouissement, quelle ampleur ! Somptueuse alliance d’expressivité et de déploiement, dont parlait le pianiste hongrois il y a cinquante ans. Les Allegros et Rondos ouvrent l’espace, en mettent plein la vue sous une conduite autoritaire et souple, qui rappelle l’orchestre brêmois de Paavo Järvi dans son intégrale symphonique chez RCA, avec un surcroît de moelle et d’aération. Les mouvements lents ne s’assèchent pas, au contraire l’on dirait que la masse s’épaissit, se gorge, pour mieux envahir le songe.

Olivier Cavé ne concède rien au joli, au projeté, au brillant. Comment donc qualifiera-t-on son style ?! Un jeu d’un autre âge, peut-être d’un autre monde qu’on peine à cerner. Une dynamique réfrénée, un art de mosaïste qui va chercher la couleur à la surface du clavier. Et y trouve la profondeur de l’expression. On pense à quelques glorieux aînés : l’humilité de Clara Haskil ou Clifford Curzon, la palette de nuance d’un Arturo Benedetti Michelangeli. On pourrait résumer d’une paire de mots : simplicité, sérénité. Qui se replie dans quelques extinctions un brin mutiques dans le Développement de l’Allegro con brio opus 15. Le Largo, sommet de ce disque, s’abreuve à une source rare et fragile : c’est une caractéristique de cette interprétation de laisser affleurer une discrète poésie sans jamais en laisser deviner l’origine. Magnifique écrin orchestral, ni champêtre ni urbain, ouvragé par le jeune maestro lui aussi en état de grâce dans ce cœur du premier Concerto. Quelle osmose.

L’Allegro de l’opus 19 (écrit avant ce que l’on a coutume d’appeler le Concerto no 1) demande moins de drame que son successeur, et se réfère plus directement au charme mozartien. Pour autant, l’interprétation évite les allégeances trop schématiques, comme pour montrer en quoi Beethoven veut s’émanciper de la tutelle. Les subtils rubatos du soliste, sa gamme tonale là encore très étudiée, ses coloris ambivalents tendent à s’ouvrir vers un romantisme délicat. On ne soupçonnait pas le paysage aussi riche, où flottent quelque parfum schubertien, tant on y entend de l’âme. Ce que ne dément pas l’Adagio qu’infiltrent quelques pudiques émois.

Par son énergie, ses traits sans lourdeur (le Finale de l’opus 19), la direction de Patrick Hahn comblera les amateurs d’un accompagnement de caractère. Par son timbre, sa plénitude, l’ensemble de Potsdam exaucera les nostalgiques des orchestres charnus et savoureux. La collaboration fonctionne parfaitement avec le soliste qui ne se retrouve jamais masqué, mais bel et bien soutenu, relayé, inspiré, stimulé. Un CD proche de la récompense suprême, et qui pourrait étayer une nouvelle intégrale de référence si l’aventure se poursuit. En tout cas, tendez l’oreille à ce pianiste poète, patient conteur, qui remémore cette ambition de son compatriote Edwin Fischer : « donner vie aux œuvres, sans leur faire violence ».

Son : 9  Livret : 8 Répertoire : 10 Interprétation : 10

Christophe Steyne

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