Vingt chanteurs pour une intégrale des mélodies de Tchaikovsky
Mélodies « Mon génie, mon ange, mon ami » (1857) La Chanson de Zemfira /Mezzanotte (début des années 1860) / Romances op.6, 16 /Deux romances créées en 1873 / Romances op.25 / Deux romances créées en 1875 / Romances op.27, 28, 38, 47 /Seize chansons pour enfants op.54 / Romances op.57, 60, 63. 65, 73
18 chanteurs, divers pianistes (enregistrements réalisés entre 1962 et 1990)
2015 – 6 CD 54.23 /45.24 /65.19 /51.44 /58.16 /46.13 / Texte de présentation en russe, en anglais et en français MELODIYA MEL CD 10 02361
En un box de 6 CD, Melodiya publie l’intégrale des mélodies de Tchaikovsky. A partir de la romance « Mon génie, mon ange, mon ami » datant probablement de 1857, nous parcourons plus de trente ans de son existence, ponctuée régulièrement par chacun des cycles dès 1869. De ce vaste corpus, que connaît-on réellement ? Deux ou trois pages telles que « Non, seul celui qui savait » (None but the lonely heart), la ‘Sérénade de Don Juan’, « Au milieu d’un bal bruyant », « Je vous bénis, forêts » qui figuraient dans les programmes de récital enregistrés par les Vishnevskaya, Gedda, Christoff et Ghiaurov d’après-guerre.
Ici, l’éditeur prend la peine d’établir une chronologie rigoureuse des romances en puisant dans son vaste catalogue pour réunir plus de 320 minutes de musique réparties entre 1962 et 1990 et interprétées par une vingtaine de grands chanteurs. Ainsi sont mélangées les générations d’artistes, la qualité du chant et de la prise de son : les années 1980-1990 montrent le délabrement vocal actuel avec le soprano sans assise technique de Mmes Krasnaya et Voites. Par contre, vingt ans auparavant, Sergey Lemeshev, le légendaire Lensky de l’entre-deux-guerres, a encore ce timbre clair légèrement nasal et cette souplesse de phrasé qui font merveille dans « Pimpinella » op.38 n.6 et dans « Nuits insensées » op.60 n.6. Dans la même trajectoire s’inscrira le ténor Konstantin Lisovsky, découvert en 1977 comme Levko dans La Nuit de Mai dirigée par Vladimir Fedoseyev : il est émouvant dans le registre élégiaque, notamment dans « La nuit est tombée sur la terre » op.47 n.3, « La Nuit » op.60 n.9 et les trois Sérénades op. 63 et 65. Dans deux pages de l’opus 73, « La Nuit » et « De nouveau seul », un Vladimir Atlantov demeure, par contre, un artiste théâtral, même si, dans la seconde, il sait créer une tension dramatique insoutenable. Dans les ‘Chansons pour enfants’ op.54, Gennady Pichtchayev, célèbre Astrologue du Coq d’or, renoue avec les sonorités feutrées de Lemeshev pour adresser un regard tendre au monde enfantin.
Au niveau des voix de mezzosoprano, magnifique est la série de gravures réalisées par Elena Obraztsova en 1979 : du tragique de « Réconciliation » op.25 n.1 ou « Ne me demande pas » op.57 n.3, elle sait passer à l’intimisme douloureux de « N’étais-je pas comme un brin d’herbe » op.47 n.7 et « Les douces étoiles brillaient pour nous » op.60 n.2, quand ‘La Chanson d’une gitane’ op.60 n.7 livre de fascinantes moirures. Un an auparavant, une Irina Arkhipova, au terme de sa carrière théâtrale, rassemble ce qui reste du timbre pour donner un caractère déchirant à « Déception » op.65 n.2 et « Au milieu des jours sombres » op.73 n.5, amer à ‘Légende’ op.54 n.5 et ironique au ‘Coucou’ op.54 n.8. De coloris plus anodin, le chant de Nina Isakova dégage une expression ardente de l’opus 27. Aurait mérité meilleur sort la grande Zara Dolukhanova qui avait fait découvrir à l’Union Soviétique Arsace de Semiramide ou Angelina de La Cenerentola : alors que Melodiya avait publié sur disque une dizaine de ses mélodies de Tchaikovsky, elle n’a droit ici qu’au seul op.6 n.3 « Délices et douleurs » dont elle restitue l’inquiétude haletante.
Quant à la catégorie des barytons, elle est représentée par Yuri Mazurok, célèbre Eugène Onéguine qui se contente de faire du son, à moins de se laisser gagner par l’angoisse de la mort dans la ‘Chanson grecque’ de l’opus 6 ou par l’ivresse dans « Sans cesse ils répètent : Imbécile » op.25 n.6. Venant d’Azerbaydjan, Muslim Magomayev cultive l’effet dans la ‘Sérénade de Don Juan’ et la nostalgie dans « Au milieu d’un bal bruyant » op.38. La basse Ivan Petrov dégage la solennité panthéiste de « Je vous bénis, forêts » op.47 n.5 et le désarroi de « Sur les cendres chaudes » op.27 n.2.
Dans le registre de soprano, Elizaveta Shumskaya, illustre Volkhova de Sadko, n’a plus, en 1962, qu’une émission trémulante à offrir à la première des Romances op.57, tandis que Tatiana Tugarinova développe une ligne ample dans « Endors-toi » op.57 n.4, la ‘Chanson de Mignon’ op.25 n.3 et surtout « Si j’avais su » op.47 n.1. Mais la plus belle est assurément Tamara Milashkina, Lisa de La Dame de Pique, dont elle transfère l’exaltation passionnée à « Premier rendez-vous » op.63 n.4 et « Ne crois pas mon amie » op.6 n.1.
En résumé, une somme mélodique à distiller au compte-gouttes, cycle par cycle. Mais quel dommage que Melodiya n’ait pas songé à donner le texte de chacune de ces mélodies !
Paul-André Demierre
Son 8 - Livret 4 - Répertoire 10 - Interprétation 7