Beatrice Rana : elle a tout d’une grande !

par

JOKERSergei Prokofiev (1891-1953)
Concerto pour piano et orchestre n° 2 en sol mineur, op.16
Piotr Ilyich Tchaikovsky (1840-1893)
Concerto pour piano et orchestre n° 1 en si bémol majeur, op.23
Beatrice Rana (piano), Orchestra dell’Accademia Nazionale di Santa Cecilia, direction Antionio Pappano
2015-DDD-67’05- Textes de présentation en anglais, allemand et français- Warner Classics 0825646009091

A l’issue du Concours Van Cliburn de 2013, la presse spécialisée, plutôt que de chanter les louanges du vainqueur, l’Ukrainien Vadym Kholodenko, se mit à bruire de rumeurs élogieuses au sujet de sa dauphine, la jeune pianiste italienne Beatrice Rana, déjà lauréate du Concours de Montréal en 2011. Ayant eu la chance de l’entendre au printemps 2015 dans le Premier concerto de Beethoven à Milan, j’avais été très favorablement impressionné par l’intelligence, la musicalité et la technique sans faille de la pianiste apulienne. Et je n’ai pas dû être le seul, puisque le premier fruit de la collaboration entre cette jeune artiste et Warner Classics vient de sortir, et, autant le dire, c’est une franche réussite.
Bénéficiant du soutien sans faille -et c’est bien plus d’un partenariat que d’un accompagnement qu’il faut parler ici- d’Antonio Pappano et son brillant ensemble romain, Beatrice Rana s’attaque à deux redoutables chevaux de bataille du grand répertoire. A ceux qui lèveraient les yeux au ciel en se demandant si une nouvelle version du tant rabâché Premier concerto de Tchaikovsky était vraiment nécessaire, on ne peut que conseiller l’écoute de ce magnifique enregistrement où Rana aborde cette oeuvre sans se contenter de jouer vite et fort, mais, bien au contraire, avec une poésie et un lyrisme qui en surprendront plus d’un. Il va de soi que les redoutables passages de grande virtuosité ne lui inspirent aucune crainte, mais elle les aborde en pensant toujours à la musique en premier et en leur accordant le soin qu’ils méritent grâce à une superbe maîtrise technique qui se traduit, entre autres, par un parfait contrôle de la sonorité, toujours pleine et riche, et aux superbes reflets d’acajou dans les graves. On admire tout autant ses octaves parfaites que sa capacité à alléger le son, comme elle le fait si bien dans le deuxième mouvement, où elle accompagne avec finesse les solistes (violoncelle, flûte) de l’orchestre. Quant à sa remarquable technique, elle est, comme cela devrait toujours être le cas, entièrement au service de la musique et de l’interprétation.
En effet, dans Tchaikovsky comme dans le plus exigeant encore Deuxième de Prokofiev, il est impossible de détecter la moindre faiblesse tant dans l’arsenal technique que dans l’approche interprétative de Beatrice Rana. Bien sûr, le vocabulaire de Prokofiev est infiniment plus moderne que celui de Tchaikovsky, mais Rana -qui s’intègre sans difficulté dans le tissu orchestral- en donne une interprétation d’une chaleur parfois inattendue, surtout dans le premier mouvement. Les difficultés du Scherzo sont prises avec le sourire et une légèreté véritablement aérienne, l’accent étant plus mis sur l’élégance et un chic fou que sur le côté angulaire et quasi futuriste de l’écriture. Quant au fascinant Intermezzo, pianiste, chef et orchestre nous offrent ici un très convaincant mélange de poésie et de virtuosité musclée (pour une approche vraiment cauchemardesque, on recommandera l’inégalable version Zak/Sanderling chez Praga). La façon dont les interprètes entament le Finale, Allegro tempestoso fait penser à un rouleau compresseur qui balaierait tout devant lui et laisse franchement bouche bée. On appréciera plus loin la mélodie à la fois tendrement moussorgskienne et pince-sans-rire des bassons, alors que Beatrice Rana se montre capable dans ce long mouvement (11’38) de construire la tension patiemment, avec lyrisme et sans lourdeur. La coda, est abordée, comme il convient, comme une hallucinante course à l’enfer (moins ricanante et iconoclaste que chez Zak toutefois, qui demeure la référence absolue dans cette oeuvre).
Quoi qu’il en soit, cet enregistrement est loin d’être un disque-carte de visite, mais il est à voir comme un témoignage -dont on espère qu’il sera suivi de beaucoup d’autres- de l’art d’une jeune et déjà grande musicienne.
Patrice Lieberman

Son 10 - Livret 8 - Répertoire 10 - Interprétation 10

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