Vladimir Jurowski, chef à poigne dans la Onzième de Chostakovitch 

par

Dimitri Chostakovitch (1906-1975) : Symphonie no 11 en sol mineur opus 103. Vladimir Jurowski, Orchestre philharmonique de Londres. Décembre 2019. Livret en anglais. 58’43. LPO-0118

Le 9 janvier 1905, quelque deux cents manifestants désarmés furent abattus à Saint Pétersbourg devant le Palais d’hiver du Tsar. Répression sanglante sous le règne de Nicolas II. Date terrible et emblématique de l’histoire russe. Quand Chostakovitch travaillait en 1956 sur sa Symphonie no 11 évoquant ce massacre, l’Armée rouge assaillait la Hongrie, au prix de quelque deux mille vies supprimées au nom de la lutte contre l’anticommunisme. L’hommage du compositeur endossait ainsi une signification bien plus universelle et rémanente que ne le laisse supposer le sous-titre de cette œuvre commémorative du soulèvement populaire un demi-siècle auparavant.

Vladimir Jurowski n’en est pas à son coup d’essai chostakovien : les symphonies 6 et 14 dans la même collection, les concertos pour violon avec Alina Ibragimova chez Hyperion. On le sait chef à poigne, ce qui s’affirme dans cette lecture de caractère. Mais cet opus contrasté, très difficile à unifier en ses multiples modes expressifs, alternant activisme frontal et peinture d’ambiance, réclame une narration plus soutenue qu’une posture velléitaire. Un écueil auquel n’échappèrent pas d’éminentes baguettes, que ce soit Semyon Bychkov à Berlin (Philips) ou Andris Nelsons à Boston (DG). L’orchestre londonien, qui chez Decca au milieu des années 1970 avait initié la première intégrale « occidentale », manifeste ici une discipline sans reproche, mais sèchement captée. L’audition n’échappe pas à des tunnels où l’intérêt se relâche dans les stases pourtant essentielles, et qui auraient dû s’intégrer à une vision où l’expressivité imprimerait sa constance, au-delà des quelques passages qui impressionnent l’oreille. La prestation impose des moments forts, sans que l’intention réussisse à s’incarner dans une dramaturgie pleinement et continûment tendue.

Un opéra sans parole, un film muet, indique Lindsay Kemp dans la notice. Cette partition, qu’on qualifie souvent de cinématographique, est tissée de chants révolutionnaires, esquissés, psalmodiés dans la glaciale première partie, illustrant le décor du Palais qui requiert une particulière maîtrise des atmosphères. Un quart d’heure de désolation, froissée de bribes qui émergent à peine du silence. Vladimir Jurowski parcourt le tableau avec une volonté évidente de resserrer la trame, d’en dessiner avec autorité le sourd lyrisme. Toutefois sans optimiser la densité nécessaire, sans atteindre une palpable profondeur émotionnelle : ainsi, le « chant du prisonnier »  (8’04, aux cordes graves), un peu trop glabre. Certaines transitions du second mouvement tendent à la récession (les violons à 3’32, mesure 202, dans le « Ô Tsar, Petit Père »). Le début des Souvenirs éternels, poignant requiem en l’honneur des victimes, manquera aussi de poids pour habiter ce thrène ici trop décanté par les altos du LPO. Du moins cette marche funèbre « vous êtes tombés en victimes » (0’59-5’21) respecte-t-elle scrupuleusement le tempo indiqué (noire à 72) ainsi que les modulations d’allure (le piu mosso des violons à 6’43). En revanche dans le Finale, certains passages s’affaiblissent (4’14-5’20), le solo de cor anglais s’enlise (noire à 76 au lieu de 100 entre 8’36-11’40) et s’estompe abusivement. Heureusement la remobilisation nous vaut un Tocsin digne de la clameur qu’on attend du « Découvrez vos têtes en ce triste jour » (13’17, tiré des chœurs opus 88).

Le chef russe se montre fort convaincant dans les volets actifs, notamment l’insurrection de la seconde partie. La salve de caisse claire signalise l’ambition d’en découdre. Le tempo semblerait prude mais conforme à la partition qui prévoit la blanche à 108 durant tout cet épisode : ici blanche à 109 (10’34-13’00) puis une efficace accélération (blanche à 114) pour le faramineux déferlement de percussion (13’00-14’24).

Face aux micros, l’œuvre fut régulièrement abondée de témoignages marquants. Certains ancraient le message dans l’épaisseur du vécu  (André Cluytens, Bernard Haitink…), d’autres lui assuraient un sens descriptif aigu (Paavo Berglund chez Emi, Guennadi Rojdestvenski chez Melodiya…) ; certains privilégiaient le film historique en noir et blanc (Mravinski et Kondrachine chez Melodiya, Konwitschny chez Eterna…), d’autres la fresque en Technicolor (Stokowski chez Capitol, plus récemment Pletnev chez Pentatone, Gergiev et le Mariinsky…) Les applaudissements en fin du CD confirment un très bon concert, à apprécier comme tel, qui ne bouscule rien d’une discographie déjà variée et stimulante. Dans l’absolu nous recommandons Haitink, avec son Concertgebouworkest bouleversant et somptueux (Decca), ainsi que Dmitri Kitajenko à Cologne (Capriccio) qui propose peut-être la plus convaincante synthèse.

Son : 8 – Livret : 7 – Répertoire : 10 – Interprétation : 8

Christophe Steyne

 

 

 

 

 

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