Bertrand Chamayou, Renaud Capuçon, Edgar Moreau et la musique de chambre de Saint-Saëns 

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Camille Saint-Saëns (1835-1921) : Sonate pour violon et piano n° 1 ; Sonate pour violoncelle et piano n°1 ; Trio avec piano n°2. Bertrand Chamayou, piano ; Renaud Capuçon, violon ; Edgar Moreau, violoncelle. 2020. 75’51. Livret en anglais, en français et en allemand. Erato 0190295167103.

Centenaire de sa mort oblige (eh oui, Saint-Saëns est mort en 1921 ; c’est assez difficile à imaginer quand on écoute sa musique, y compris ses dernières œuvres, mais c’est un fait qu’il a survécu à Debussy -dont il détestait d'ailleurs la musique), sa musique de chambre revient à l’honneur. Ce n’est pourtant pas cette partie de sa production qui vient à l’esprit en premier lorsqu’on évoque ce compositeur. Car c’est un fait que la musique de chambre de Saint-Saëns est quelque peu négligée par rapport à son œuvre symphonique.

Pour s’y retrouver, c’est assez simple : il a abordé deux fois les œuvres de « genre sonate » pour les formations les plus usuelles (violon et piano, violoncelle et piano, trio avec piano, quatuor à cordes), mais une seule fois les autres (hautbois et piano, clarinette et piano, basson et piano, quatuor avec piano, quintette avec piano, septuor pour trompette, cordes et piano). Cet enregistrement nous propose trois œuvres écrites pour piano, violon et/ou violoncelle. Les interprètes sont, pour les cordes, parmi les plus en vue du moment (Renaud Capuçon et Edgar Moreau), et le pianiste, Bertrand Chamayou, nous a donné voici peu un magnifique album consacré à Saint-Saëns, avec de brillants Concertos Nᵒˢ̊ 2 & 5, complété par un très bienvenu bouquet de petites pièces variées pour piano seul. À noter que Renaud Capuçon est aussi un familier de ce compositeur, puisqu’il en a déjà enregistré les œuvres pour violon les plus célèbres. Quant à Edgar Moreau, nettement plus jeune, c’est pour lui une première.

C'est presque une règle que lorsque Saint-Saëns écrit deux œuvres pour la même formation, la seconde pâtisse de l’éclat de la première. C’est le cas pour les formations dont il est question ici. Du reste, le compositeur s’en doutait lui-même, disant de sa Deuxième Sonate pour violon et piano : « Ce n'est pas une sonate de concert comme la première, elle est tout à fait de chambre, très sérieuse ; on ne la comprendra qu'à la huitième audition. », de sa Deuxième Sonate pour violoncelle et piano : « Naturellement la seconde ne vaudra pas la première. », et de son Deuxième Trio : « Je travaille tout doucement à un Trio qui fera, je l’espère bien, le désespoir des gens qui auront la malchance de l’entendre. J’en ai pour tout l’été à perpétrer cette horreur ; il faut bien s’amuser un peu ! ». Si, pour cet album, ce sont bien les premières sonates qui ont été préférées aux secondes, pour le trio c’est pourtant cette « horreur » que Bertrand Chamayou, Renaud Capuçon et Edgar Moreau ont choisi d’enregistrer ; et ils ont bien fait ! 

Notre album commence par la célèbre Première Sonate pour violon et piano. Le compositeur l’avait du reste prédit : « Tous les violonistes vont se l'arracher d'un bout du monde à l'autre. » Et puis, cette « comète qui va ravager l'univers en semant la terreur et la colophane sur son passage » a inspiré la fameuse « Sonate de Vinteuil » de Marcel Proust (pour autant, n’allons pas penser qu’elles ne font qu’une ; l’écrivain l’a dit clairement : « Dans la faible mesure où la réalité m'a servi, mesure très faible à vrai dire, la "petite phrase" de cette sonate, et je ne l'ai jamais dit à personne, est (pour commencer par la fin) dans la soirée de Saint-Euverte la phrase charmante mais enfin médiocre d'une sonate pour piano et violon de Saint-Saëns, musicien que je n'aime pas. ») Cette « petite phrase », c’est le deuxième thème du premier mouvement (dolce espressivo, en fa majeur, à 1’34’’), qui revient dans le finale (à 3’38’’).

Tout y est parfaitement mesuré par Renaud Capuçon et Bertrand Chamayou. L’ensemble dégage une impression de maîtrise et une sûreté de goût qui rendent l’écoute particulièrement confortable. La sonorité du violoniste est, comme toujours, gratifiante pour l’auditeur ; sa justesse est irréprochable ; et son style, tout en sobriété, rend inconcevable que nous soyons choqués en l’écoutant. Le pianiste lui emboîte le pas, avec de bien jolies couleurs et un raffinement attentif sans faute. Pour autant, nous ne sommes pas emportés irrésistiblement dans une histoire aux multiples rebondissements. Pour être tout à fait convaincante, cette musique nécessite des interprètes extérieurement maîtres de leurs émotions, comme ici, mais intérieurement fougueux, ardents, malicieux, ce que l’on ne ressent pas ici. Nous sommes parfois à la limite d’un certain mécanisme (dans les doubles-croches du finale par exemple, mais aussi dans des passages chantés quand il y a des formules qui se répètent plusieurs fois). Une interprétation très soignée, qui nous laisse toutefois légèrement sur notre faim.

Nous poursuivons avec la Première Sonate pour violoncelle et piano. Sans être tout à fait confidentielle, elle est loin d’avoir la popularité de sa consœur pour violon. Née dans des circonstances douloureuses, peu de temps après la défaite française face à la Prusse en 1870 (et Saint-Saëns était un nationaliste convaincu), et à la suite du décès de la grand-tante du compositeur à qui il devait une bonne partie de son éducation, et surtout son éveil à la musique, c’est une œuvre tourmentée, dramatique, sombre, en trois mouvements contrastés. 

Sans forcer le trait, Edgar Moreau et Bertrand Chamayou nous en donnent une lecture équilibrée et que l’on sent habitée. Ils trouvent des ambiances intimistes très personnelles. Le violoncelliste s’autorise des sonorités tendues (près du chevalet) ou au contraire évanescentes (sur la touche) qui apportent une belle variété d’ambiances et de couleurs. Et puis, bien sûr, nous retrouvons ce lyrisme qui lui sied si bien. Ses graves, que cette Sonate exploite tout particulièrement, sont splendides. Le toucher du pianiste fait merveille, léger et précis. Son jeu véloce et clair, parfois facétieux, s’accorde très bien à celui de son partenaire, même s’il arrive qu’il semble avoir peur de le couvrir. Une interprétation pleine d’attraits, pas toujours tout à fait débridée, mais jamais routinière. 

C’est un fait que le spontané et juvénile Premier Trio connut un succès immédiat, qu’il fut joué par les formations les plus prestigieuses de l’époque, ainsi qu’aux grandes occasions de célébrer le compositeur, et que, même, Ravel s’en recommandera au moment d’écrire le sien un demi-siècle plus tard. Pour autant, le Deuxième Trio, malgré une carrière moins glorieuse, est loin de démériter. Il est d’une très grande richesse formelle avec ses cinq mouvements en arche (de rapide à modéré, avec une étape intermédiaire, puis inversement), avec tous les rapprochements que l’on peut faire entre le premier et le dernier d’une part (tous deux savamment développés), le deuxième et le quatrième d’autre part (tous deux plus détendus), ainsi qu’entre les deux extrêmes et les trois centraux, le troisième étant le centre expressif de l’ensemble. 

Nous retrouvons les mêmes qualités d’interprétation que dans les Sonates, mais on sent les instrumentistes ici plus investis. Renaud Capuçon et Edgar Moreau avaient peut-être besoin l’un de l’autre pour s’exprimer plus pleinement, et Bertrand Chamayou, en partenaire attentif, semble profiter de ce regain d’engagement. Nos musiciens sont ici parfaitement à leur affaire. Ils rendent superbement le mystère du début de l’Allegro initial, avant de s’envoler vers des propos plus passionnés. Dans les deux mouvements intermédiaires, séparés d’un Andante où pour le coup ils cèdent à un léger narcissisme, ils s’amusent, s’interpellent, se jouent élégamment des difficultés techniques. Bertrand Chamayou, Renaud Capuçon et Edgar Moreau terminent cet album avec un Allegro final très réussi, en plusieurs sections, dont ils savent saisir le caractère propre à chacune. Une interprétation encore un cran au-dessus de celles des Sonates, et qui clôt un fort bienvenu témoignage de la musique de chambre de Saint-Saëns.

Son : 8 – Livret : 9 – Répertoire : 9 – Interprétation : 8

Pierre Carrive

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