A La Monnaie, la Flûte déjantée de Castellucci questionne Mozart

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Les circonstances rocambolesques qui entourent la commande du fameux Requiem KV 626 ont permis à l’œuvre de passer aujourd’hui pour celle dans laquelle Mozart investit non seulement ses dernières ressources, mais aussi la part la plus intime de sa personnalité. Il est vrai que le commun des mortels préfère généralement ériger en testament une messe des morts plutôt qu’un Singspiel. Mais Mozart n’est pas le premier venu : c’est un génie pétri des idéaux des Lumières, à l’heure où la Révolution française prétend vouloir inaugurer une ère nouvelle. Son véritable manifeste, l’Aufklärung brille de mille feux, c’est La Flûte enchantée. C’est elle qui lui donne l’occasion d’exprimer ses aspirations les plus profondes ; elle, par conséquent, qu’il s’épuisera à achever à tout prix avant de s’atteler au Requiem -que son commanditaire attendait pourtant de pied ferme. On le sait: son dernier opéra le remuait tant que Mozart était incapable de se le jouer au piano.

C’est dire qu’on ne peut s’attaquer à La Flûte enchantée sans être particulièrement attentif à en préserver l’intégrité. Evénement musical de la rentrée, la Flûte revisitée par Romeo Castellucci fait salle comble. Et, comme tout événement d’envergure, elle divise.

Qu’en avons-nous pensé ?

Que cette Flûte est, à bien des égards, traversière.

Elle est, d’abord, de travers. Le livret de Schikaneder est malmené. Les dialogues parlés originaux sont passés à la trappe; Castellucci les trouvait fastidieux. Ce qui nous ennuie, nous, c’est qu’il s’en soit fait quitte. Le premier à en payer le prix est le public : qui ne connaît l’argument de La Flûte enchantée se perdra irrémédiablement dans le récit qui, passant d’un air à l’autre sans transition, prend les allures d’un dédale insensé. Comment ne pas voir que Mozart lui-même est également victime de ce choix, lorsqu’on sait l’extrême importance qu’il attachait au texte de son opéra ? Nous aurions, à la limite, pu nous accommoder d’un tel escamotage si l’ambition avait été de condenser l’action pour la rendre plus vivante. Hélas, le ressenti est tout autre, le deuxième acte, en particulier, étant d’une longueur quasiment wagnérienne ! Pour cause, aux dialogues du second acte se substitue un long récit -sur lequel nous reviendrons- qui constitue, sans aucun doute, l’épicentre de la lecture de Die Zauberflöte à laquelle se livre Castellucci.

C’est le premier problème de cette production.

Cette Flûte a également d’autres travers, liés, quant à eux, à la mise en scène proprement dite. Celle-ci renie, à dessein, la dimension féerique de l’opéra, dans laquelle Castellucci ne voit qu’un mirage, presque une supercherie. Nous ne reprocherons en aucun cas au metteur en scène d’avoir fait preuve de caractère et d’originalité, et moins encore d’avoir manifestement cherché à bousculer, interroger, interloquer le public. Après tout, la mission principale des artistes d’aujourd’hui n’est-elle pas d’interpeler?

De personnalité, Romeo Castellucci ne manque certes pas. A vrai dire, c’est carrément d’indépendance qu’il est ici question, tant le metteur en scène s’affranchit des contraintes musicales et esthétiques imposées par l’œuvre de Mozart. Des symboles et idéaux maçonniques qui émaillent la Flûte de bout en bout, Castellucci ne retient que les plus percutants: lumière et humanisme. Sur ces deux fondamentaux, auxquels il oppose ténèbres et chaos, il conçoit deux actes qui, sur le plan scénographique, sont aussi différents que possible l’un de l’autre

Au cours d’une brève introduction silencieuse, un sombre personnage nous plonge dans le noir en brisant un néon. Ce « geste de contestation de la lumière », précise Castellucci, va trouver explication dans ce qui suit. Le premier acte est, paradoxalement, placé sous le signe du blanc -une blancheur dont on va rapidement s’apercevoir qu’elle est irréelle. Les décors algorithmiques baroques de l’architecte suisse Michael Hansmeyer, d’une beauté remarquable, rivalisent dans leur éclat avec les costumes dix-huitième réalisés par Castellucci lui-même. Les personnages, nombreux, emperruqués comme au temps de Mozart, se pavanent gracieusement sur une scène parfois trop exiguë, arborant qui une plume (allusion évidente à l’oiseleur Papageno), qui un buste dénudé. Un miroir imaginaire divise la scène, renvoyant en permanence le reflet des principaux protagonistes et de ce qui les entoure: il y a donc deux Papageno, deux Sarastro, non pas trois dames mais quatre, dont les moindres mouvements, en ce compris ceux des lèvres, sont soigneusement synchronisés. Seule la Reine de la Nuit, cette Mère, à laquelle Castellucci admet vouer une affection particulière, ne se dédouble pas: elle seule semble exempte de duplicité.

On peut regretter que la musicalité soit ici sacrifiée sur l’autel de la mise en scène. Le moindre mouvement, la moindre mimique, tout est à ce point calculé et millimétré que la spontanéité et l’expressivité des chanteurs s’en trouvent bridées. Contraints à l’immobilisme tandis qu’un demi corps de ballet s’évente sur des plateaux tournants, les solistes ne parviennent pas à donner libre cours à leurs émotions. Les registres dynamiques sont peu variés, toute poésie, absente. N’est-ce pas là, d’ailleurs, l’effet recherché par Castellucci ? Sans doute, car il ne se cache pas de voir dans cette symétrie bien ordonnée, ces plaisirs apparents, cette élégance et ce raffinement confinant au kitsch, de simples artifices. Dans ce palais du XVIIIe siècle, où la fête bat son plein, Sarastro invente, selon le metteur en scène, « des mondes de lumière si invraisemblables qu’ils en sont rétroactifs (…). Cette pureté est terreur ».

Traversière, la Flûte dont joue Castellucci le devient davantage encore dans le second acte. C’est là que le metteur en scène emprunte les plus improbables chemins de traverse, qu’il se permet d’interroger Mozart avec le plus d’insistance, sinon d’impertinence: avec le recul, suggère-t-il, ne voyons-nous pas que les idéaux qui faisaient battre le cœur du compositeur se sont avérés n’être que chimères ? Pour rendre au mieux ce sentiment de désillusion, la transparence des décors du premier acte cède la place à une scénographie glauque où le beige omniprésent affadit costumes et mobilier. Au rococo succède le modernisme défraîchi, au palais ampoulé de la Reine de la Nuit, une salle d’attente datant de l’ère soviétique, aux perruques poudrées, des postiches blond platiné. Au lever de rideau, trois femmes (les trois Dames, probablement) s’y installent, muettes, pour y tirer leur lait pendant une dizaine de minutes, qui paraissent une éternité. Les dialogues philosophico-poétiques de Claudia Castellucci s’invitent ensuite sans crier gare. A partir de là, la lumière, fil rouge de la dramaturgie, se révèle sous un tout autre jour : de bienfaitrice qu’elle était -en apparence- au premier acte, elle se fait perverse. Cinq femmes frappées de cécité, représentant la cour de la Reine de la Nuit, racontent comment elle s’est refusée à elles, après quoi cinq hommes, représentant la cour de Sarastro, nous racontent comment leurs corps ont subi les sévices du feu ravageur. La Flûte prend ici des allures de requiem. C’est que les biographies de ces dix « personnes de courage », comme les appelle Castellucci, « désavouent la trame idéologique de La Flûte ». Ces récits déchirants, qui « semblent parler de nous, aujourd’hui », trouvent un écho dans les mots de Papageno: « De la lumière ! … on n’y voit rien », « Si pas une n’accepte de m’aimer, la flamme viendra me dévorer »

C’est ici que Romeo Castellucci, coutumier de ce genre de mises en scène, nous pousse à quitter notre zone de confort. Confrontés malgré eux à l’atmosphère éprouvante de ces tableaux, plusieurs spectateurs, refusant de participer au questionnement auquel ils étaient conviés, se sont immanquablement sentis pris en otage; après deux heures de spectacle (et à une heure encore de la fin !) ils prirent la poudre d’escampette en jurant (« flûte ! ») qu’on ne les y reprendrait plus. Castellucci, pourtant, n’entend ni choquer ni scandaliser. Son humanisme se révèle lorsque aveugles et grand brûlés se réunissent enfin pour échanger ce qui semble bien être de la tendresse. C’est à cet instant peut-être, en plein cœur de ce message de fraternité universelle, que le lien entre l’œuvre du metteur en scène et le dessein du compositeur devient le plus ténu. Schikaneder ne fait-il pas dire à Pamina et Tamino, dans le second finale: « Par le pouvoir de la musique, nous traversons les ténèbres (…). Nous avons traversé les flammes, courageusement affronté le danger »? C’est alors que, pour conclure, la Reine de la Nuit, emblème de la Maternité, répand sur la scène -la Terre- le lait recueilli un peu plus tôt par les jeunes mères. Ce lait ne serait-il pas le « lait de la tendresse humaine » dont parle Shakespeare dans Macbeth?

Soyons de bon ton. La Flûte selon Romeo Castellucci, si elle peut par moment sembler absconse, voire aberrante, est tout sauf vide de sens. Elle est signifiante, quand bien même les clés de lecture ne nous sont-elles pas données d’entrée de jeu. Loin de se limiter à « interpréter » Mozart ou à le servir, la mise en scène de l’artiste italien n’est pas une œuvre dans l’œuvre: elle engloutit l’opéra tout entier. « J’ai besoin de questionner cette Flûte, de la voir et de l’entendre comme pour la première fois », confesse Castellucci. Tout se passe comme si le metteur en scène avait voulu instrumentaliser Die Zauberflöte, lui faire subir les affres des dix narrateurs du deuxième acte violentés par la vie: Sarastro, en qui Mozart voyait un prophète annonçant l’Homme Nouveau, prend, chez lui, les traits d’un imposteur, alors que la Reine de la Nuit, qui chez Mozart symbolisait les ennemis de l’Illuminisme maçonnique, se mue en mère nourricière généreuse et salvatrice. Et la dramaturge Piersandra Di Matteo de se demander: « Qu’en est-il du rêve de fraternité, de l’avènement d’un règne terrestre de félicité et de justice dans notre époque où la vérité a été exilée? Il faut lire La Flûte enchantée au prisme de la désillusion engendrée par ses promesses, nier la victoire solaire, dévoiler la tromperie du Grand Prêtre de la théocratie de la Raison, qui mêle mythe et rationalité en puisant aux sources de la dialectique des Lumières ».

Quoi que l’on pense de la réalisation de Castellucci sur le plan esthétique et philosophique, on ne peut nier qu’elle présente un défaut de taille: non contente d’amputer l’œuvre de Mozart de ses dialogues parlés, rendant ainsi la trame de l’opéra incompréhensible pour un public non averti, elle est à ce point massive qu’elle accapare l’esprit du spectateur, au détriment de la musique dont on perd alors régulièrement le fil. La scénographie surchargée du premier acte et l’épaisseur du propos dérangeant du deuxième détournent trop souvent l’attention.

C’est le second problème, majeur, de cette production.

Que dire alors de la distribution?

Papageno (Georg Nigl) et Pamina (notre compatriote Ilse Eerens, qui partage le rôle avec Sophie Karthäuser) méritent les éloges. Quant à la Reine de la Nuit (incarnée ce soir par Jodie Devos, coqueluche du public belge, en lieu et place de Sabine Devieilhe), son premier air, « O zittre nicht, mein lieber Sohn ! », la vit trébucher sur le contre-fa. Nous en imputerons la faute aux contraintes imposées aux chanteurs par la mise en scène au premier acte libérée de son carcan après l’entracte, la soliste a en effet vaincu sans peine le redoutable air de colorature Der Hölle Rache kocht in meinem Herzen. Regrettons, pour finir l’intonation approximative des Jeunes Garçons.

Quant à lOrchestre de la Monnaie, sous la direction d’Antonello Manacorda, il a paru un peu terne au premier acte, avant de se ressaisir et de gagner en vivacité au second.

En un mot comme en cent, on retiendra de la Flûte telle que se la figure Castellucci qu’elle n’est pas de Mozart, mais de Castellucci. A défaut d’être féerique, elle n’est pas moins éclairante pour autant.

Olivier Vrins

Théâre royal de La Monnaie, 20 septembre 2018

Crédits photographiques : B.Ublig/Théâtre Royal de La Monnaie

La Flûte enchantée est l'événement majeur de la rentrée à Bruxelles. Crescendo-Magazine vous propose deux avis, sur les deux distributions. Lisez ici l'avis de notre rédacteur Bruno Peeters.

 

 

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