De l’opérette à l’opéra « Mignon » d’Ambroise Thomas à Liège
A l’Opéra de Wallonie-Liège, Mignon d’Ambroise Thomas, dont nous avons assisté à la générale, confronte ses spectateurs à des atmosphères contrastées, d’abord légères comme celles d’une opérette, dramatiques ensuite comme dans un opéra. Si les voix sont tout aussi contrastées, elles sont très belles.
D’un point de vue historico-biographique, on retiendra de cette œuvre qu’elle a enfin offert reconnaissance, consécration et gloire tardives à son auteur -Ambroise Thomas avait cinquante ans quand il l’a composée et créée en 1866- et qu’elle est révélatrice des sinusoïdes des goûts lyriques : plus de 1000 représentations du vivant de son compositeur -un recor -, l’oubli ensuite. Elle n’est presque plus produite. Sa présence est bienvenue à l’Opéra de Wallonie-Liège.
Mignon, c’est la relecture, en partie du moins, d’une œuvre de Goethe, les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister. Ce jeune homme, ému par le triste sort réservé à « un danseur », Mignon, le rachète à son histrion harceleur. Parallèlement, il est séduit par Philine, une comédienne-diva plutôt capricieuse. On va découvrir que Mignon est en réalité une belle jeune fille qu’un terrible destin n’a pas épargnée.
Ce qu’Ambroise Thomas nous présente d’abord, c’est un univers d’opérette, avec ses personnages plus que typés, stéréotypés. Il n’y a guère de réelle profondeur humaine dans tout cela. On oppose des « caractères », on s’en divertit. Une réalité soulignée par la mise en scène plutôt distanciée de Liège. Par la suite, révélation survenue, l’histoire se densifie à un point tel qu’elle se termine par la mort de Mignon, écrasée par tout ce qui lui arrive. C’est alors bel et bien de l’opéra ! Mais, et c’est absolument révélateur du lieu de la création, l’Opéra Comique à Paris, cette fin tragique ne convenait guère alors : elle risquait en effet, et je cite, « de nous priver de 7 à 800 représentations », de choquer un public respectable -rappelons-nous l’accueil réservé à la sulfureuse Carmen en ce même lieu. On lui substitue donc un happy end. Mais rendons grâce aux promoteurs de la production liégeoise, ils nous restituent sa vraie conclusion mortelle.
En bon opéra-comique, en bonne opérette, qu’il est d’abord, Mignon est composé d’une alternance d’airs et de passages dialogués. Sa partition est charmante, agréable à écouter. Elle offre à ses interprètes d’excellentes occasions de briller -ce dont ne se prive pas Jodie Devos-Philine qui peut y faire valoir toute la richesse fastueuse de sa palette vocale. C’est beau, c’est léger. Mais l’on se dit qu’on préfère quand même du plus consistant.
Ensuite, changement de registre. La partition nous vaut alors de splendides séquences où la richesse de l’écriture vocale se densifie. C’est à ce moment-là que Stéphanie d’Oustrac-Mignon, Philippe Talbot-Wilhelm et Jean Teitgen-Lothario révèlent dans leur chant de profondes réalités humaines, les questionnements, les déchirements qui sont les leurs. Quant à Jodie Devos-Philine, elle donne à découvrir une autre facette, plus sombre, de sa personnalité. Geoffrey Degives-Frédéric, Jérémy Duffau-Laërte et Roger Joakim-Jarno sont leurs comparses.
Il faut donc patienter pour être absolument bouleversés, vraiment émus, par une musique qui outrepasse sa légèreté initiale pour atteindre à un essentiel humain. Une musique bien conduite, dans sa légèreté comme dans sa gravité, par Frédéric Chaslin, à la tête de l’Orchestre et des Chœurs de l’Opéra de Wallonie-Liège.
C’est le duo Vincent Boussard-Vincent Lemaire, l’un à la mise en scène, l’autre à la scénographie, qui installe tout cela sur le plateau. Traitant la première partie de façon décalée, théâtre dans le théâtre, avec de belles images inventives, avec des effets soulignés -insistants ?- pour s’effacer, comme il le convient d’ailleurs, quand l’émotion humaine est au rendez-vous. Oui, le Mignon tragique, ainsi servi par ses interprètes, mérite d’être entendu.
Stéphane Gilbart
Liège, Opéra Royal de Wallonie-Liège, le 30 mars 2022
Crédits photographique : J.Berger