Anna Caterina Antonacci, une Carmen de feu, plus vraie que nature

par

Georges Bizet (1838-1875) : Carmen, opéra-comique en quatre actes. Anna Caterina Antonacci (Carmen), Andrew Richards (Don José), Anne-Catherine Gillet (Micaëla), Nicolas Cavallier (Escamillo), Virginie Pochon (Frasquita), Annie Gil (Mercédès), Matthew Brook (Zuniga), Riccardo Novaro (Moralès), Simon Davies (Lillas Pastia), Francis Dudziak (Le Dancaïre), Vincent Ordonneau (Le Remendado) ; Maîtrise des Hauts-de-Seine ; The Monteverdi Choir ; Orchestre Révolutionnaire et Romantique, direction Sir John Eliot Gardiner. 2009. Notice en français et en anglais, sans texte du livret. Sous-titres en français, anglais, allemand, italien, japonais et coréen. 168.00. Un album de deux DVD Naxos 2.110685-86. Aussi disponible en Blu Ray. 

Dans la foulée des représentations parisiennes de Carmen données à l’Opéra-Comique en juin 2009, le label Fra Musica (FRA 004) en proposait dès 2010 une édition luxueuse de deux DVD, enrichie de magnifiques photographies en couleurs, et, en bonus, d’un entretien d’une vingtaine de minutes avec le directeur du lieu, Jérôme Deschamps, la dramaturge Agnès Terrier et Sir John Eliot Gardiner. Dix ans plus tard, Naxos réédite cette captation effectuée dans l’institution où Carmen a été créée le 3 mars 1875, avec une option Blu Ray (ce qui n’était pas le cas, sauf erreur, pour Fra Musica), mais sans le bonus. La présentation iconographique est, elle aussi, réduite. Comme il y a deux lustres, cette parution est la bienvenue. Il s’agit en effet d’une version sur instruments d’époque, basée sur l’édition de Richard Lanhman-Smith, plus longue en dialogues, qui augmentent la durée globale mais n’apportent rien de fondamental à l’action. L’intérêt de la production réside d’abord dans l’équilibre obtenu par le chef anglais, qui sait si bien servir la musique française (Berlioz !), et qui obtient de sa phalange dynamique des timbres subtils, des rondeurs, de la netteté dans les attaques, de la verdeur et de la tendresse bien dosée. 

 

Mais l’attrait absolu de cette version, c’est, dans le rôle-titre, la présence extraordinaire (le mot n’est pas assez fort) d’Anna Caterina Antonacci, qui a chanté Carmen dans une série de lieux pendant une dizaine d’années, et que beaucoup considèrent (nous sommes du nombre) comme l’incarnation idéale, plus vraie que nature, de la bohémienne de Bizet en ce début de XXIe siècle. Incarnation et même identification pour cette soprano, dont Médée de Cherubini ou Les Troyens de Berlioz sont d’autres prises de rôle marquantes. Antonacci, très à l’aise dans sa quarantaine physiquement épanouie, représente tout ce que le personnage de Carmen peut faire passer dans l’imaginaire collectif : le portrait d’une femme indépendante, naturelle tout en étant fatale, féline, électrisante, ô combien charnelle, provocatrice, mais surtout et avant tout libre. Elle apparaît d’une évidence absolue tout autant par son chant, dont chaque mot, diction exemplaire, a de quoi faire honte à maints francophones (inutile de regarder les sous-titres quand il s’agit d’elle) ; elle joue avec d’incessantes variations de couleurs et de nuances que l’on sent travaillées avec intelligence et maturité, et des émotions fortes qu’elle partage sans la moindre retenue, se donnant totalement. Antonacci a cette capacité de déposer sa voix sur le texte, de l’envelopper et de l’en nourrir, lui donnant un contenu intense et direct qui englobe la séduction dans le drame. Elle se révèle irrésistible dans la fierté d’assumer son destin qu’elle semble pressentir d’emblée. Sa mort sera dans la même ligne de liberté, volontaire et assumée.

Dans sa biographie parue en 2000 (Paris, Fayard, p. 375), Hervé Lacombe écrit : Dans l’ardente Espagne, Bizet a trouvé un territoire où libérer le flot d’une énergie sexuelle envahissante. Plusieurs passages de l’opéra sont fortement érotisés, mais c’est au coeur de la nuit, dans la taverne de Lillas Pastia, que l’acte s’accomplit, dans l’irrésistible montée de la musique et de la danse d’une Chanson bohême. Ce début de l’Acte II est à lui seul un morceau d’anthologie. Si dans la Habanera ou la Séguedille, grands moments d’opéra, Anna Caterina Antonacci déploie déjà tout son potentiel d’envoûtement, elle fascine dans une Chanson bohême torride, alliant les mots aux gestes dans un débordement effréné. En scandant les quatre vers

La danse au chant se mariait

D’abord indécise et timide.

Plus vive ensuite et plus rapide

Cela montait, montait, montait. 

la cantatrice électrise un texte qu’elle arrive à ensorceler, bien au-delà de la suggestion sous-jacente du mot « montait », qu’elle sacralise en s’offrant corps et âme avec une fracassante et irrésistible sensualité. L’offrande d’elle-même va très loin, elle s’inscrit dans la chair.

Face au volcan Carmen/Antonacci, il fallait une distribution de haut niveau. En Don José, l’Américain Andrew Richards se révèle un bon comédien, on participe à toute l’évolution de son personnage, on compatit à ses bonheurs puis à sa déchéance. Ses aigus sont bien projetés, le timbre a de l’élégance ; dans la scène finale, il prend une vraie dimension tragique. Sur le plan de la diction, il ne peut rivaliser avec la perfection d’Antonacci, mais sa prononciation est plus qu’honorable. Nicolas Cavallier donne à Escamillo de beaux et rudes graves, même si l’émission n’est pas toujours idéale. Son affrontement direct avec Don José à l’acte III est mené avec virilité. Anne-Catherine Gillet est une émouvante Micaëla, d’une modestie et d’une discrétion bien servies par sa voix touchante. Son fameux air de l’Acte III nous émeut profondément lorsqu’elle avoue qu’elle meurt d’effroi dans les rochers. Le reste du plateau est très satisfaisant, même si Matthew Brook n’est pas un Zuniga rêvé. Quant aux chœurs, bien en forme, ils n’évitent pas toujours le piège d’approximations dans l’énoncé des mots.

Pour la mise en scène, le metteur en scène britannique Adrian Noble a dû tenir compte des limites spatiales du lieu : il arrive à y créer une atmosphère tout à fait adaptée à l’action, avec un plateau semi-circulaire qui place la fabrique de tabac en sous-sol, d’où jaillissent les cigarières, sueurs et couleurs chaudes à l’avenant, avec des tons ocres qui seront dominants quand il s’agira de la taverne de Lillas Pastia ou de la terrible scène finale. La tension est de mise, permanente, elle grandit jusqu’au dénouement, alimentée par la vigueur de la direction de Gardiner, qui n’est pas parfois sans sécheresse, mais qui demeure toujours lyrique. Les lumières sont chaleureuses elles aussi, et la réalisation de l’équipe de François Roussillon rend bien compte de l’ambiance générale. On apprécie tous les mouvements de foule et le souffle qui les traversent, enfants jouant aux soldats lors de la garde montante y compris. Visuellement, la réussite est au rendez-vous. Quant aux costumes, pleins de parfums espagnols, ils participent au plaisir de l’ensemble. 

Cette production se situe à un haut niveau d’excellence. C’est évidemment la prestation hors normes d’Anna Caterina Antonacci qui est au centre du drame et qu’il est indispensable de connaître. Mais il ne faut pas oublier que la cantatrice est ici en rivalité avec elle-même. Il existe en effet une autre production sur DVD, et la comparaison s’impose.  Filmée au Covent Garden en décembre 2006 (Decca 074 3312) par Jonathan Haswell, dans une mise en scène de Francesca Zambello, Antonacci y est encore plus exceptionnelle. Il s’agit de la version courante, servie avec une fougue spectaculaire par un Antonio Pappano, déchaîné à la tête de l’Orchestre du Royal Opera House. L’évocation de l’Espagne est magistrale, avec la fabrique de tabac en fond de scène, permettant, dès l’ouverture de ses portes, une explosion de sensualité collective proche de l’hystérie, mais aussi une atmosphère de passion débordante, qui crève l’écran. Les costumes sont encore plus typés, le rouge et le jaune éclaboussant le plateau. On n’entrera pas plus avant dans les détails de cette production, sinon pour préciser qu’Antonacci a un partenaire aussi extraordinaire qu’elle : Jonas Kaufmann, oui, Kaufman au sommet de son art, qui incarne un Don José déchirant. Comment résister à La fleur que tu m’avais jetée, cet air d’aveu de désir enivrant qu’il rend si éloquent ? Comédien exemplaire, doté lui aussi d’une diction française impeccable, il campe, dans chaque expression du visage ou des gestes, avec une voix lyriquement exaltante, toute l’évolution tragique d’un personnage qu’il magnifie, signant une scène finale inoubliable de grandeur dramatique. L’affrontement entre l’homme et la femme relève alors du mythe… La production ne lésine pas sur les moyens : à l’acte II, Escamillo entre et sort à cheval ! Le rôle est confié à Ildebrando D’Arcangelo, dont le français est certes un peu exotique, mais il donne au personnage du toréador une épaisseur physique et une noblesse absolue dans la fameuse description de la corrida, qu’il arrive à rendre presque cinématographique en lançant : Le cirque est plein de sang. Norah Ansellem incarne une Micaëla tout aussi touchante qu’Anne-Catherine Gillet, dans un registre moins humble. Le couple Antonacci/Kaufman est bien sûr prioritaire et irrésistible. La scène qui scelle le destin commun de Carmen et de Don José relève de la tragédie au sens propre du terme. A les voir et à les entendre, on prend conscience du pouvoir hypnotique que l’opéra de Bizet peut transmettre.

Quelles conclusions faut-il tirer de nos considérations ? Le nouveau DVD Naxos mériterait un Joker absolu s’il n’avait pas fait le choix de la suppression du bonus que Fra Musica avait ajouté ; on peut malgré tout s’en passer. Mais le document londonien de Decca a plusieurs avantages sur Naxos et sur Fra Musica : des couleurs mieux préservées, un son plus présent, et, énorme cerise sur un gâteau de choix, le couple génial Antonacci/Kaufman. La note accordée à la production Naxos demeure néanmoins élevée, en raison de sa réussite globale. Quant à Antonacci, elle accumule à elle seule les chiffres les plus élogieux. Il n’y a dès lors qu’une piste envisageable : accueillir deux fois cette fabuleuse cantatrice dans votre vidéothèque. Elle occupera tout l’espace, comme elle le fait sur scène, plus vraie que nature.

Note globale : 9,5

Jean Lacroix

 

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.