Louis Langrée, transatlantic et lyrique 

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Le chef d’orchestre Louis Langrée, directeur musical de l’Orchestre de Cincinnati, sort un album qui propose les versions originales d’Un Américain à Paris de George Gershwin et d’Amériques d’Edgar Varèse. Cet album nommé Transatlantic est nominé aux légendaires Grammy Awards. Alors qu’il dirige Fortunio d’André Messager à l’Opéra Comique, il revient sur son travail avec son orchestre étasunien et sur son amour de la musique d’André Messager. 

Vous sortez un album nommé Transatlantic, avec la version originale d’Un Américain à Paris de George Gershwin dont vous avez donné la première à la Seine musicale avec votre orchestre de Cincinnati. Qu’est-ce qui vous a mis sur la piste de cette édition Urtext ? 

J’avais lu, comme beaucoup de mélomanes, l’article du New York Times, publié en 2016. Cet article évoquait la question des klaxons dans cette oeuvre et il se demandait si on joue les bonnes notes avec ces “instruments”. Le texte était illustré par une photo de Gershwin à Cincinnati en discussion avec le percusionniste solo de l’orchestre, on le voyait avec les klaxons qu’il avait acheté avenue de la Grande Armée à Paris. Il faut rappeler que Gershwin était un ami du chef d’orchestre Fritz Reiner, directeur musical de la phalange, et qu’il était déjà venu à Cincinnati jouer ses oeuvres comme soliste avec l’orchestre. Cette photo avait été prise alors qu’il était venu assister à la deuxième exécution d’Un Américain à Paris, après la création à New-York. J’ai commencé à fouiner dans notre bibliothèque mais je n’ai pas trouvé grand chose d’autre que des programmes et des critiques du concert ; je n’ai pas trouvé de matériel musical. 

Vous connaissez l’histoire de l’oeuvre : après la mort du compositeur, elle a été éditée et arrangée par F. Campbell-Watson et pendant 75 ans, c’est cette version qui a été jouée partout dans le monde. Nous n’avions pas de comparaison entre cette édition et le texte musical d’origine. J’ai fait des recherches et je suis entré en contact avec le musicologue Mark Clague de l’Université du Michigan qui dirige l’édition Urtext des oeuvres de Gershwin avec le soutien des héritiers du compositeur. Il était en train de travailler sur l’édition de l’Américain à Paris.  Nous avons pu donner la première mondiale à la Seine Musicale à l’été 2017 ! Cela avait un écho particulier : une salle parisienne, un orchestre étasunien et un chef d’orchestre ex-parisien !  

Une question classique : qu’est-ce que cette nouvelle édition apporte à la connaissance de l’oeuvre ? 

Elle change énormément d’aspects. La version de Campbell-Watson était véritablement un arrangement et non une édition respectueuse du texte : tout sonne épais et hollywoodien. En revenant au texte original, on découvre une clarté très française dans l’orchestration. Je ne vais pas faire la liste complète des changements mais c’est complètement différent ! En plus des considérations liées au texte, il faut recontextualiser le style. Quand on écoute les grandes versions dirigées par Leonard Bernstein ou James Levine, ça swingue avec générosité. En discutant avec Mark Clague, il m’a rappelé que le swing apparaît dans les années 1940... Dans les années ‘20, époque de la composition, c’est la grande période du ragtime dans le jazz, et donc swinguer est un contresens historique ! Cet aspect participe également au changement de la perception de l’oeuvre.   

Vous proposez sur cet album 2 versions de l’Américain à Paris. Il y a, entre les deux, 104 mesures de différence ! Pouvez-vous nous l’expliquer ?

Dans le manuscrit original, il y a 104 mesures qui ont été barrées par le compositeur. Nous n’en connaissons pas la raison profonde ! Est-ce à la suite d’une remarque du chef Artur Rodzinski ? Autre chose ? Quand nous avons donné la première de la nouvelle édition, Mark Clague finalisait cette version “complète”. Elle a naturellement trouvé sa place sur notre enregistrement.   

Une oeuvre, même en deux versions, ne fait un album ! Vous complétez ce disque avec deux autres partitions d’Edgar Varèse et d’Igor Stravinsky. Quelles sont les motivations d’un tel choix ? 

Quel peut être le complément d’Un Américain à Paris ? Un Français aux Etats-Unis, et donc Edgar Varèse. Nous avions donné la version originale d’Un Américain à Paris, la version originale d’Amériques de Varèse était une perspective qui s’est imposée. D’une certaine manière, Amériques est un poème symphonique comme l’est Un Américain à Paris. Varèse c’est une expérience sonore unique, une rupture phénoménale et une incarnation de l’Amérique aventurière et audacieuse des villes, car Varèse détestait la campagne, il n’était bien que dans le bruit des cités sur-actives et créatives. Mais il fallait une troisième oeuvre pour terminer le programme est nous avons choisi la Symphonie en Ut de Stravinsky. Cette symphonie est particulière car ses deux premiers mouvements ont été composés à Paris et les deux derniers aux USA. Le contraste est saisissant et le langage est différent. Il suffit d’écouter le contraste entre le second mouvement et ses danses néoclassiques et le troisième mouvement ! 

Cet album Transatlantic raconte une histoire. Cette narration est un aspect qui vous est cher...

Je ne suis pas un fanatique de l’enregistrement, j’aime le concert. J’aime le côté unique du moment qu’est le concert. Mais les enregistrements dont je suis le plus fier, ce sont celui-là et notre précédent album avec mon orchestre de Cincinnati centré sur des Concertos pour orchestre (qui fut également nominé aux Grammy Awards). Ces disques sont le reflet d’une ambition artistique, musicale, et ils racontent une histoire ou un projet.  

Enregistrer un tel programme (Amériques requiert près de 150 musiciens) est un défi logistique et financier. Comment l’orchestre a-t-il pu relever ces enjeux ? 

En effet, cet album a été enregistré en trois services de deux heures chacun  ! Ce qui donne juste le temps de filer deux des oeuvres car il fallait tenir compte  des balances et des ajustements de micros ! Nous avons la chance de travailler avec Philip Traugott, l’un des meilleurs directeurs artistiques du plateau mais, en effet, il faut arriver super-préparé ! À Cincinnati, nous avons la chance de pouvoir mener des projets comme celui-là ! L’orchestre vit par sa communauté, comme on dit aux USA : toutes les énergies sont fédérées autour de l’orchestre, des donateurs aux musiciens en passant par l’équipe administrative et technique. Nous avons eu la chance de recevoir, il y a quelques années, un don de 85 millions de dollars (nous pouvons utiliser les intérêts du capital selon le principe d'une Fondation) qui donne à l’orchestre une assise saine et solide et qui permet de mener et de financer des projets comme Transatlantic. Nous évitons ainsi les situations dramatiques comme celles vécues par les orchestres de Baltimore ou de Chicago.  

L’Orchestre de Cincinnati est très engagé dans la défense des compositeurs contemporains. Vous avez vous-même dirigé plusieurs dizaines de créations mondiales. D’où vient cette ambition contemporaine ?

La défense de la création est l’ADN de l’orchestre. Les trois compositeurs présentés sur le disque Transatlantic sont venus diriger (Stravinsky et Varèse) ou jouer (Gershwin) avec l’orchestre. Figurez-vous que quand Fritz Reiner était directeur musical à Cincinnati, entre 1922 et 1929, 47% de ses programmes étaient des oeuvres du 20e siècle ! Dans cette décennie, le 20e siècle était fort jeune. L'Orchestre a, depuis  safondation il y a 125 ans, toujours aimé inviter les compositeurs à  jouer ou diriger leurs propres oeuvres. Ainsi : Elgar, Saint-Saëns, Rachmaninoff, d'Indy, Scriabine et Richard Strauss sont venus à Cincinnati au début du XXe siècle, puis Respighi, Gershwin, Bartók, Copland, Stravinsky, Poulenc, Bernstein et Milhaud. Aujourd’hui, le CSO continue de perpétuer cette tradition, invitant notamment John Adams, Bryce Dessner, Caroline Shaw et Matthias Pintscher à se produire avec l'Orchestre.  J’ai pour ma part dirigé 32 créations mondiales. Je viens de donner la première posthume de la Symphonie n°6 de Christopher Rouse, une oeuvre d’une puissance et d’une tension dramatiques bouleversantes.   

On traverse l’Atlantique pour vous retrouver dans la fosse de l’Opéra Comique à Paris. Vous dirigez une reprise d’une production du rare Fortunio d’André Messager. C’est un opéra qui vous accompagne depuis vos débuts. Qu’est-ce qui vous touche dans cette oeuvre ? 

Fortunio est en effet l’oeuvre avec laquelle j’ai fait mes débuts professionnels de chef d’orchestre dans la fosse de l’Opéra de Lyon. J’avais assisté John Eliot Gardiner qui avait enregistré l’oeuvre pour Erato, et on m’a confié une série de représentations. C’est également avec cette oeuvre que j’ai fait mes débuts à l’Opéra Comique en 2009, dans cette production de Denis Podalydès qui faisait alors sa première mise en scène d’opéra. Je suis très heureux de le retrouver car il parle cette si belle langue et il sait la transmettre aux chanteurs. 

Messager reste désormais connu pour ses opérettes, mais son prestige vient du fait que Debussy lui a dédié son Pelléas et Mélisande. N’oublions pas qu’il a été directeur musical à Covent Garden de Londres, ce qui témoigne d’un niveau artistique des plus élevés de son temps ! Pour en revenir à Fortunio, c’est une oeuvre à 1000 facettes. Elle est légère, mais c’est aussi une oeuvre romantique et passionnée. Elle est tirée du Chandelier d’Alfred de Musset qui est profondément romantique. C’est une partition qui cerne les personnages de manière délicate. Le discours mélodique et harmonique est superbe et certains airs mêlent une beauté et une subtilité extraordinaires ! 

Vous dirigez l’Orchestre des Champs Elysées, orchestre qui joue sur des instruments de l’époque de la création de l’oeuvre. Comment faites-vous sonner l’orchestre ? 

J’avais été stupéfait et enthousiasmé par notre collaboration sur Pelléas et Mélisande dans ce même Opéra Comique, lieu de la création de l’oeuvre. Avec ces instruments d’époque, il est plus aisé de trouver la bonne balance. J’ai également mieux compris les changements réalisés par Debussy dans l’orchestration. Les compositeurs doivent s’adapter aux contingences instrumentales. Ainsi, le grand solo de trombone dans Hamlet d’Ambroise Thomas, à la scène 2 de l’acte 1, devait être confié au cor ! Mais le corniste étant incapable de le jouer, il est passé au trombone et il reste le plus redoutable solo écrit pour cet instrument. En tant que chef, c’est vraiment une révélation de diriger Debussy, Rossini, Ambroise Thomas et Messager en étant en fosse, au pupitre de l’Orchestre des Champs Elysées. Je suis heureux de la poursuite de notre belle collaboration. 

A écouter : George Gershwin : An American in Paris (2 versions) ; Edgar Varèse : Amériques (version originale de 1922) ; Igor Stravinsky : Symphonie en Ut. Cincinnati Symphony Orchestra, Louis Langrée.

 

Propos receuillis par Pierre-Jean Tribot

Crédits photographiques : Jennifer Taylor / Cincinnati Symphony Orchestra

 

     

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