Magistral programme lisztien sur le colosse de la Hofkirche de Lucerne

par

The Organ Composer. Franz Liszt (1811-1886) : Präludium und Fuge über den Namen BACH, S. 260. Fantasie und Fuge über den choral Ad nos, ad salutarem undam, S. 259. Totentanz, paraphrase sur le Dies Irae, S. 126 [arrgmt Baltrusch]. Variationen über den basso continuo des ersten Satzes der Kantate “Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen, Angst und Not sind des Christen Tränenbrot” und des Crucifixus der H-moll Messe von Sebastian Bach S. 673. Anna-Victoria Baltrusch, orgue de la Hofkirche Saint-Leodegar de Lucerne. Juin 2021. Livret en allemand, anglais. TT 46’46 + 37’33. Audite 97.793

Parallèlement à un rare et captivant programme fédéré autour de Weimar sur lequel planait la figure tutélaire de Franz Liszt, Anna-Victoria Baltrusch s’attaque au maître et ses trois pièces majeures pour tuyaux, chevaux de bataille du répertoire romantique. Après l’instrument du Neumünster de Zürich (une cinquantaine de jeux sur trois claviers et pédalier), la jeune Allemande a choisi des ressources redoublées, celles de la Hofkirche Saint-Leodegar de Lucerne. Une tribune d’apparat, célèbre pour son historique et gigantesque 32’ en montre surplombant la console. Laquelle au disque put accueillir une mémorable Nativité du Seigneur de Messiaen par Marie-Claire Alain (Erato, 1988), autant que du répertoire d’apparat symphonique (le récent couplage de L’Oiseau de Feu et des Tableaux d’une Exposition, transcrits par Guy Bovet, joués à quatre mais avec Viviane Loriaut, Motette, 2017).

Levons d’abord une ambiguïté concernant ce que le tracklisting indique comme « Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen. Präludium nach J.S. Bach, S. 179 », et se trouve présenté un peu hâtivement dans la notice, alimentant la confusion. La cantate BWV 12 inspira certes à Liszt un Prélude pour piano S. 179 daté de 1859, qui fut arrangé pour l’orgue par son élève Alexander Winterberger. Sur le même motif, Liszt écrivit en 1862 une série de Variations S. 180 pour piano, qui furent ensuite arrangées pour l’orgue et publiées en 1865 par Körner à Erfurt, avec une dédicace à Alexander Wilhelm Gottschalg. Pour la différence entre l’original et sa transcription, cotée S. 673 dans le catalogue Searle, on peut consulter le chapitre IV de la récente thèse de Xiuwei Yu (2021, The University of North Carolina at Greensboro). C’est cette mouture S. 673 que l’on entend sur le CD, contrairement à la référence qui est annoncée. La diction limpide du passus duriusculus, sans excès d’affliction, la droiture du phrasé, la clarté des idées, nous valent une interprétation pieuse mais surtout intense et lucide, digne des Nazaréens viennois qui revitalisèrent l’héritage d’Albrecht Dürer, dont Anna-Victoria Baltrusch cultive l’acuité de gravure. Dans un geste serein, elle conclut par un sobre énoncé du Was Gott tut das ist wohlgetan.

C’est semblable sobriété qui guiderait son exécution du Prélude et Fugue sur le nom de Bach, si l’on en croit le dépouillement quasi-franciscain qu’elle accorde à l’Andante. Pour autant, le zèle de l’Allegro, la puissance du Maestoso (même si elle ne rivalise pas complètement avec les visions dantesques voire démesurées de Simon Johnson à St Paul de Londres chez Chandos), garantissent une exploration de première force.

Par ailleurs, la notice rappelle que la Fantaisie et Fugue conçue sur le choral Ad nos, ad salutarem undam de Giacomo Meyerbeer existe sous diverses moutures, dont piano-pédalier et piano à quatre mains, préalablement à la version de 1855, révisée pour un concert à la Cathédrale de Merseburg. Anna-Victoria Baltrusch réintègre certains traits de basse de l’original pianistique. Comme pour l’ensemble de ce double-album, l’œuvre est découpée en plages qui permettent à l’auditeur de mieux se repérer dans ce polyptique d’une demi-heure. Sans briguer le monumentalisme torve des factures Ladegast d’Allemagne du nord, le Moderato initial avère la densité et la plénitude des fonds de Saint-Leodegar. Sous les doigts de la musicienne, les fanfares en rythme pointé du Vivace préfèrent le fleuret moucheté plutôt que l’éclat brut -quelle suggestive texturation d’anches néanmoins ! Les recueillements de l’Adagio sont dosés au trébuchet, humectés par un art de l’humble prière, avant un allegro deciso gainé avec une volubilité lapidaire qui semblent une constante de cette organiste dans les épisodes vifs. On devine alors quelle assurance, quelle motricité vont engrener la fugue, vers une péroraison à la hauteur des enjeux, ce qui au regard des exigences de dextérité et de concentration imposées par cette architecture byzantine n’est pas un mince compliment. D’autant que l’allegro con brio aura repoussé les limites de l’exaltation, -et quel humour inattendu dans ce gouailleur più mosso, qui maintient le spectacle jusqu’au choral en gloire.

Outre ses vertus techniques, l’organiste n’est pas en manque d’imagination, puisqu’elle nous livre son propre arrangement de la Totentanz, élaboré à partir de la version pour deux pianos S. 652 dérivée de l’original concertant S. 126. Dans ce nouvel habillage, les métamorphoses du Dies Irae suggèrent leur lot d’imagerie macabre et diabolique, et profitent de la palette de la Hofkirche. Le grotesque défilé de la première variation, les rictus tératologiques de la seconde, les hiatus boursouflés de la troisième, les encens de la quatrième, les ricanements méphistophéliques de la cinquième, le cortège simili-héroïque du sempre allegro, ma non troppo, avec ses anches en écho, les miroitements de l’allegretto scherzando, passementé du carillon, apportent autant de preuves d’une prestation haute en couleurs, fidèle à cette fresque revisitée. Même si la discographie abonde pour les trois autres œuvres au programme, voilà qui confirme l’attrait de ce parcours lisztien parmi les plus sains et captivants.

Son : 9,5 – Livret : 8,5 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

Christophe Steyne

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