La Route Lyrique de l’Opéra de Lausanne
Depuis 2010, l’Opéra de Lausanne part en tournée tous les deux ans pour un périple intitulé La Route Lyrique qui touche une quinzaine de localités dans le Pays de Vaud et deux ou trois dans les cantons avoisinants, tout en réservant deux soirées à l’Opéra de Lausanne. Chaque représentation est gratuite et attire ainsi un public extrêmement diversifié incluant nombre de gens qui ne sont jamais allés à l’opéra.
Généralement, la direction choisit un ouvrage d’une durée d’un peu plus d’une heure qui requiert cinq ou six chanteurs, un petit orchestre d’une douzaine de musiciens, et une mise en scène simple qui soit facile à monter un peu partout.
Pour l’édition 2023, Eric Vigié a jeté son dévolu sur L’Ile de Tulipatan, petit bijou burlesque que Jacques Offenbach présenta sur la scène des Bouffes-Parisiens le 30 septembre 1868, alors que le Théâtre des Variétés était sur le point d’afficher La Périchole. Comment ne pas sourire à la lecture du générique nous annonçant que l’îlot est gouverné par le roi Cacatois XXII, flanqué du Sénéchal Octogène Romboïdal ? La Reine n’a donné naissance qu’à des filles jusqu’au jour où, profitant de l’absence de son époux occupé à guerroyer, elle a comploté avec le ministre pour faire croire qu’elle a eu enfin un fils qu’elle a nommé Alexis. Mais ce pseudo-garçon ô combien efféminé irrite son père, d’autant plus qu’il suscite une passion frénétique en Hermosa, pseudo-fille de Romboïdal que Théodorine, sa femme, a travestie afin d’éviter à son ‘fils’ de mourir sur le champ de bataille. Après moult péripéties, ce quiproquo sexuel se résoudra par l’union des deux tourtereaux si épris l’un de l’autre.
Pour donner crédibilité à une intrigue si tarabiscotée, il faut un metteur en scène à l’invention délirante. Et Gilles Rico, dont tout spectateur lausannois a conservé en mémoire son Auberge du Cheval blanc et ses Nozze di Figaro si réussies, élabore une production désopilante dans un décor de Philippine Ordinaire amoncelant caissons et valises en un portique pyramidal qui s’ouvrira pour livrer passage à une baignoire à roulettes et… cacatois amenant le monarque Cacatois et ses quatre acolytes déjantés. La costumière Violaine Thel enveloppe tout ce petit monde dans des filets de pêche que le Roi toisera sous sa cuirasse neptunienne, tandis qu’Alexis porte pourpoint noir sur bas de soie. Et la pauvre Hermosa sera si contente de pouvoir se débarrasser de sa robe de godiche et de son impossible perruque jaune pour devenir un fringant jeune homme. Pendant près de quatre-vingts minutes, les situations les plus cocasses s’enchaînent sans répit, laissant le spectateur hilare jusqu’au rideau final. Et la chorégraphie spirituelle de Jean-Philippe Guilois y contribue largement en proposant aux quatre danseurs les gags les plus imprévisibles…
Recourant à une orchestration qu’il a réduite à douze musiciens (comprenant deux violons et deux clarinettes), le jeune chef Léonard Ganvert dirige un ensemble ad hoc formé d’élèves de la Haute Ecole de Musique de Lausanne qui soutient correctement le plateau, sans éviter toutefois quelques décalages que l’on minimise au fil de citations incongrues comme la Marche du Prophète ou la Sinfonia de Norma.
Sur scène, s’impose en premier lieu le Cacatois du baryton marseillais Rémi Ortega, inénarrable souverain à la chevelure hirsute et à la faconde intarissable que l’évidence de la situation déjouée finira par rendre coi. Son collègue et congénère Guillaume Paire tente de lui tenir tête avec un Romboïdal tout aussi haut en couleur, alors que la Théodorine de Laure-Catherine Beyers peine à faire comprendre son jargon germanique d’épouse laissée sur la touche. La jeune Emma Delannoy a la même difficulté à donner consistance à son Alexis timoré jusqu’au moment où lui sera octroyé le droit d’assumer son véritable sexe, au contraire de Hoël Troadec qui, d’emblée, fait deviner sa virilité. Et le dénouement ô combien prévisible réjouit le public d’un soir, ravi à l’idée qu’un ouvrage lyrique peut être aussi divertissant …
Paul-André Demierre
Lausanne, Opéra, le 4 juillet 2023.
Crédits photographiques : Jean-Guy Python