Phillip Nones à propos de Florent Schmitt 

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Nous célébrons cette année les 150 ans de la naissance du compositeur Florent Schmitt. Alors que Warner Classics remet certains grands enregistrements à la disposition du public, Crescendo Magazine s’entretient avec Phillip Nones, le plus grand connaisseur de son oeuvre. Depuis les Etats-Unis, il anime le site https://florentschmitt.com, véritable puits de sciences sur l’oeuvre de ce musicien.

Quelle est la place de Florent Schmitt dans la musique du XXe siècle? Comment s'intègre-t-il entre Ravel, Debussy puis Messiaen ou Dutilleux ?

La contribution de Florent Schmitt à la musique du XXe siècle est très significative, mais à l'époque moderne, elle n'est pas bien reconnue. Cela n'a pas toujours été le cas. Dans son livre de 2013 A Fragile Consensus: Music and Ultra-Modernism in France, Barbara Kelly note que trois études sur la musique française moderne rédigées par André Coeuroy, Paul Landormy et Emile Vuillermoz et publiées en 1922 et 1923, ont identifié Florent Schmitt comme un compositeur unique. Tous les trois insistent sur l'importance de sa production créatrice et la signification de son influence.

Bien sûr, Schmitt a vécu plus longtemps et il a été plus prolifique que la plupart de ses contemporains. Il semble avoir eu quelque chose de nouveau à dire, à sa manière, jusqu'à la toute fin avec des créations mémorables comme la Symphonie n°2 (1957) et la Messe en quatre parties (1958). Ses plus jeunes compatriotes, Messiaen et Dutilleux, le tenaient en haute estime mais c'était peut-être un inconvénient d’avoir vécu jusqu’à un âge aussi avancé. Certains compositeurs qui ont une longue vie survivent d'une certaine manière à leur renommée - mais pour d’autres, les goûts musicaux changent et la jeune génération ne mesure plus l’importance de leur musique.

Mais je crois qu'une réévaluation est en cours une fois de plus, et Schmitt est maintenant reconnu comme une voix musicale importante et influente dans la première moitié du 20e siècle.

Quelles sont les spécificités de la musique de Florent Schmitt ? 

Florent Schmitt a vécu à l'époque des changements les plus radicaux de la musique classique occidentale. Sa naissance en 1870 est en sandwich entre celles de Debussy (1862) et Ravel (1875), mais il a survécu aux deux compositeurs pendant des décennies et il a composé jusqu'à sa mort en 1958.

Schmitt a adopté certains aspects du vocabulaire harmonique de Debussy tels que l’utilisation d’accords étendus et de flux d’accords parallèles. Même ainsi, les formes musicales de Schmitt sont d’une plus grande clarté que ce que l'on trouve dans les structures «plus libres» de l'impressionnisme. Il est juste de dire que Schmitt a défié certaines notions de l'esthétique impressionniste -subtilité et intériorité- et qu’il a ainsi créé une musique colorée et vitale, tout à fait différente sur le plan stylistique.

À partir des années 1890, Florent Schmitt est au centre de la vie musicale parisienne et connaît tous les compositeurs et interprètes de renom. C’est un admirateur de la musique de Richard Strauss, d'Arnold Schönberg et du jeune Stravinsky. A la première du Sacre en 1913, Schmitt le défendit avec véhémence contre ses détracteurs.

Schmitt et Ravel étaient des amis particulièrement proches. Confrères des Apaches, il y a de nombreux exemples de leurs influences réciproques. Comme quand Ravel a annoncé à son cercle d'amis qu'il lui était désormais impossible d'écrire efficacement pour le piano. En réaction, Florent Schmitt alors composé ses remarquables Les Lucioles (1902, de Nuits romaines), et poussé Ravel à ses Jeux d’eau. Et quand Schmitt composa en 1903 sa Rapsodie viennoise pour deux pianos, les deux hommes la donnèrent ensemble en concert. Et il y a un lien direct entre celle-ci et les esquisses de Ravel, en 1905, pour l'œuvre qui deviendra finalement La Valse.

Dans l'autre sens, il y a le duo pour piano Ma Mère l'oye de Ravel (1905) qu'il élargit à l’orchestre et transforma plus tard en ballet. Schmitt fait exactement la même chose avec son duo pour piano Une Semaine du petit-elfe Ferme-l'œil (1912), étoffé, orchestré et présenté en ballet à l'Opéra de Paris en 1923.

A propos de Ravel et Schmitt, le violoniste et chef d'orchestre américain John McLaughlin Williams a fait une observation intéressante : Il est absolument essentiel de jumeler ces deux compositeurs. Cela montre la stature intemporelle de chacun et met en évidence les merveilleuses différences qui apparaissent dans leur musique et les sources communes. L’un et l’autre figurent parmi les plus grands orchestrateurs. Ravel était l'über-cosmopolite,élégant et sophistiqué ; Schmitt était sophistiqué et basique, écrasant à la manière des forces naturelles.

Comment évolue le style de Florent Schmitt au cours de sa vie ?

La vie créative de Schmitt s'étend sur sept décennies. Elle débute à l'époque de César Franck et Saint-Saëns et prend fin à l'époque de Pierre Boulez et Charles Chaynes. Il n'est donc pas surprenant de voir évoluer le style de Schmitt aussi. Bien que toujours adepte de la tonalité, sa musique est devenue de plus en plus polytonale et polyrythmique, notamment après la Première Guerre mondiale. Les premières compositions de Schmitt font écho à Schumann et même à Massenet (son premier professeur de composition au Conservatoire de Paris). Ce style allait bientôt changer, mais l'esprit de Gabriel Fauré, son professeur préféré, accompagnera Schmitt tout au long de sa carrière.

Dans son approche de la composition, Schmitt brisait souvent le moule de l'uniformité. Non seulement en superposant des formes binaires et tertiaires, mais aussi en mélangeant diverses formules rythmiques dans une mesure donnée. Ce faisant, il a créé un espace rythmique qui est le principe vital dans sa mélodie. Ses oeuvres sont difficiles pour les musiciens, mais il est essentiel d'isoler chaque mesure, chaque ligne et chaque instrument, et l'image, plus grande, s’éclaircit rapidement. Les satisfactions musicales sont nombreuses et nous découvrons un son absolument unique et qui lui est propre.

Pour moi, Florent Schmitt est surtout un compositeur pour l'orchestre. Avec une maîtrise stupéfiante de l’orchestre. Etait-il aussi à l'aise avec les petites formes instrumentales ou pianistiques ?

Schmitt est à juste titre reconnu pour son utilisation très efficace de la couleur instrumentale dans la construction de ses fresques massives. Dans des œuvres telles que La Tragédie de Salomé (1907/10), Antoine et Cléopâtre (1920), Salammbó (1925) et Oriane et le Prince d'Amour (1934), ses orchestrations sont si colorées que c’est du Rimsky-Korsakov sous stéroïdes ! Mais n’oublions pas que Schmitt écrivait très efficacement pour le piano, pour la voix, et pour les petites formes musicales.

Les instruments de Schmitt étaient le piano, l'orgue et la flûte, et son catalogue comporte des oeuvres pour solistes et duos de pianistes. Beaucoup ont été composées au cours de ses premières années, mais plusieurs partitions ultérieures telles Trois danses (1936) et Enfants (1941) méritent aussi qu’on s’y attarde.

Plus tard dans sa carrière, Florent Schmitt a écrit de nombreuses pièces pour des ensembles plus petits, y compris des quatuors pour saxophones, flûtes et trombones/tuba et un sextuor de clarinettes. Son Trio à cordes (1946) et son Quatuor à cordes (1948) sont légendaires pour leurs riches sonorités -et pour leur complexité. Dans ses pieces de musique de chambre et d'autres comme A Tour d'anches (1939), Hasards (1943) et Quatuor pour presque tous les temps (1956), il est fascinant de voir comment  il réussit à obtenir des sons et des couleurs aussi robustes avec trois ou quatre instruments. Ce sont toutes des compositions charnues, incroyables, qui ouvrent à chaque audition de nouvelles perspectives musicales. 

Florent Schmitt s’est aussi intéressé au….saxophone. On lui doit un quatuor pour saxophones qui est un des piliers du répertoire et aussi une superbe légende pour saxophone et orchestre. Qu’est-ce qui l’a attiré vers cet instrument ? Comment a-t-il tiré parti de ses possibilités ?

Schmitt fait partie des nombreux compositeurs français qui ont créé des œuvres pour saxophone. Ce qui n'est pas surprenant puisque le saxophone a été inventé et a pris racine en Belgique et en France. Même Léo Delibes a inclu une partie de saxophone dans son ballet Sylvia en 1876. Mais Schmitt savait exploiter les couleurs de l’instrument d'une manière que peu de ses contemporains pouvaient égaler. La plupart des saxophonistes vous diront que Légende de Schmitt (1918) est beaucoup plus convaincante que la Rhapsodie de Debussy par exemple.

Le Quatuor pour saxophones (1944) s'est fait une place de choix dans le repertoire, et à juste titre. C’est l'une des nombreuses pièces commandées par Marcel Mule à la création de sa classe de saxophone au Conservatoire de Paris. Il est notoire qu'il y a une réelle “ligne de démarcation” entre le Quatuor et les oeuvre antérieures pour saxophone.

Et à propos de démarcation, je pense qu’on peut en dire autant de Dionysiaques, l'incroyable orchestre d'harmonie que Schmitt a écrit en 1913 pour la Garde républicaine. Dionysiaques était la première œuvre véritablement artistique créée pour un grand orchestra ; avec son écriture inventive, il est tout à fait clair que Schmitt considérait le potentiel des ensembles à vent comme «sans limites».

Quel est pour vous son grand chef d'oeuvre ? Pourquoi ? 

Le catalogue de Florent Schmitt est vaste -quelque 138 numéros d'opus, et des pièces supplémentaires. Il est très difficile de ne choisir qu'une seule œuvre ! Mais ce serait, pour moi, le cadre monumental du Psaume XLVII, un des derniers envois au Conservatoire de Paris, en 1904, après son séjour au Prix de Rome. Conçue pour solo de soprano, chœur mixte, orgue et grand orchestre, c'est une création étonnante qui a pris d'assaut le Paris musical dès sa création deux jours après Noël 1906. À l'époque, Schmitt a été proclamé «le nouveau Berlioz» et on comprend bien pourquoi.

Le chef d'orchestre Jean-Luc Tingaud rappelle ce que le grand Manuel Rosenthal lui a dit: Si vous ne deviez diriger qu’une seule œuvre chorale française au cours de votre carrière, ce devrait être ce psaume.

L’oeuvre de Florent Schmitt vous semble-t-elle à l’aube d’un revival ? Il me semble que depuis quelque années les parutions discographiques se multiplient ?

Le réveil est déjà en cours. Aujourd'hui, environ les deux tiers des oeuvre de Schmitt ont été enregistrées, avec un nombre important de premiers enregistrements au cours de la dernière décennie. Et plusieurs pieces -les suites Antoine et Cléopâtre, Le Palais hanté (1904) et la Sonate libre pour violon et piano (1920)- ont fait l'objet de multiples nouveaux enregistrements pendant la même période.

Tout aussi important, la musique de Schmitt apparaît plus fréquemment dans les salles de concert et dans les programmes de récitals. Le Florent Schmitt Website + Blog répertorie plus de 1000 solistes qui gardent la musique de Schmitt dans leur répertoire, et le nombre augmente. Et plus d'une douzaine de chefs d'orchestre de renommée internationale sont devenus très actifs dans la programmation de la musique de Schmitt, au-delà de sa célèbre Tragédie de Salomé. Je pense à JoAnn Falletta et Leon Botstein aux États-Unis, Sakari Oramo au Royaume-Uni, Jacques Mercier en France, Gottfried Rabl en Europe centrale et orientale, Ira Levin en Amérique du Sud et Fabien Gabel dans le monde entier. Et il y en a d'autres ...

Ma dernière question est plus personnelle. Qu’est-ce qui vous a attiré vers l’oeuvre de Florent Schmitt dont vous êtes un immense connaisseur ?

J’ai découvert sa musique par un pur hazard : à l'âge de 14 ans, j'ai entendu l'enregistrement de La Tragédie de Salomé par l'Orchestre Symphonique de Detroit de Paul Paray en 1958. Adolescent et impressionnable, j'ai été instantanément captivé par cette musique si sensuelle et en même temps teintée de danger. Ce fut le début d'une histoire d'amour de cinq décennies avec sa musique qui, au fil du temps et de l’exploration, n'a fait qu'approfondir mon admiration pour ses dons incroyables et pour le magnifique héritage artistique qu'il nous a laissé.

C’est une immense satisfaction de voir que l’étoile de Florent Schmitt est à nouveau en train de monter. Ses vrais talents sont désormais évidents pour tous. Florent Schmitt n'est plus seulement un bon compositeur français. Aujourd'hui, il appartient au monde entier.

  • A consulter : 

Florent Schmitt Website + Blog https://florentschmitt.com/

Actif depuis huit ans, cesite fondé par Phillip Nones est la grande référence sur l'oeuvre de Florent Schmitt. Il propose plus de 200 articles dont des entretiens avec des musiciens et des universitaires qui étudient et interprètent la musique de Schmitt, en plus des articles qui se concentrent sur des compositions spécifiques.

Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot

Crédits photographiques : Enid Bloch /  Pierrette Lambert

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