Un chef-d’œuvre à découvrir : ASCANIO

par

Camille Saint-Saëns, ASCANIO, opéra en 5 actes et 7 tableaux. Bernard Richter (Ascanio) Jean-François Lapointe (Benvenuto Cellini) Clémence Tilquin (Colombe d’Estourville) Eve-Maud Hubeaux (Scozzone) Karina Gauvin (la Duchesse d’Etampes) Jean Teitgen (François I er) Mohammed Haidar (un Mendiant) Joé Bertili (Pagolo) Raphaël Hardmeyer (Charles-Quint) Bastien Combe (D’Estourville) Maxence Billiemaz (D’Orbec) Olivia Doutney (une Ursuline) / Chœur de la Haute Ecole de Musique de Genève / Chœur Du Grand-Théâtre de Genève / Orchestre de la Haute Ecole de Musique de Genève / Guillaume Tourniaire. 2017 DDD – 191’17. Présentation en français et en anglais. Livret en français et en anglais. Chanté en français. 3 CD B Records LBM 013.

Jusqu’à l’année dernière, jamais personne n’avait entendu intégralement Ascanio, le septième des treize ouvrages écrits par Camille Saint-Saëns entre juin 1872 et mars 1911. Et il a fallu attendre que le chef d’orchestre Guillaume Tourniaire se décidât à en reconstituer la partition originale, en rétablissant une vingtaine de coupures, en instrumentant même quelques-unes, pour que la version conforme au manuscrit autographe de 1888 puisse être créée par le Grand-Théâtre de Genève à l’Opéra des Nations les 24 et 26 novembre 2017.

Composé en l’espace de quatorze mois, de septembre 1887 à novembre 1888, Ascanio comporte cinq actes et sept tableaux. Le livret est dû à la plume de Louis Gallet qui avait déjà collaboré avec le musicien pour trois de ses œuvres scéniques (La Princesse jaune, Etienne Marcel et Proserpine) ; il se base sur un drame de Paul Meurice datant de 1852, Benvenuto Cellini, lui-même inspiré d’Ascanio, un roman d’Alexandre Dumas père rédigé en 1843, qui avait pour source les Mémoires de Benvenuto Cellini, publiées pour la première fois en français en 1822.

L’intrigue mélodramatique est quelque peu enchevêtrée : l’action se passe en 1539 à Paris et à Fontainebleau, alors que le roi de France, François Ier, doit y recevoir l’empereur Charles-Quint. Benvenuto Cellini, sculpteur et orfèvre renommé, a pour élève Ascanio, un orphelin ramené d’Italie, et pour amante, la belle Scozzone qui lui sert de modèle et qui l’avertit d’un danger : la duchesse d’Etampes, maîtresse du roi, s’est éprise du jeune homme qui, pour sa part, aime secrètement Colombe d’Estourville, la fille du Prévôt de Paris. Son logis, l’Hôtel du Grand Nesle, est réquisitionné par le roi pour le donner au sculpteur qui doit y fondre en or sa statue de Jupiter, ce qui provoque l’indignation du bourgmestre et sa requête d’appui auprès de la Duchesse. Coup de théâtre : Cellini succombe lui aussi au charme de Colombe, provoquant ainsi la jalousie de Scozzone qui songe à enfermer sa rivale dans un reliquaire destiné aux Ursulines. Tout serait sur le point de s’arranger lorsqu’est livrée la statue : en récompense, le sculpteur magnanime demande au roi la main de Colombe pour Ascanio ; mais au moment où est ouverte la châsse en or, l’on y trouve non la jeune promise, mais le cadavre de Scozzone, ce qui condamne Cellini à sombrer dans le remords et le désarroi.

Pour un pareil sujet avec force rebondissements d’action, Saint-Saëns a conçu une partition d’une richesse d’invention inouïe, en étudiant attentivement la musique de danse du XVIe siècle afin de caractériser le divertissement du troisième acte offert par le monarque à l’empereur Charles-Quint. Il procède aussi à l’exercice de style en donnant un tour archaïsant à la scène du mendiant, à l’air d’Ascanio A l’ombre des noires tours, à la chanson ‘gothique’ a capella de Colombe Mon coeur est sous la pierre, ou au madrigal du roi Adieu, beauté, ma mie, ma vie !. Les scènes de genre, brillamment orchestrées, telles que la taverne des écoliers au deuxième tableau, rappellent singulièrement la gargote d’Auerbach du Faust de Gounod, tandis que le tableau de la forge se remémore le finale du Benvenuto Cellini de Berlioz (qui avait déjà utilisé le sujet en 1837 !) et que l’acte de Fontainebleau semble regarder du côté de l’autodafé de Don Carlos. Mais surtout le tissu orchestral est truffé de motifs, de ‘leitmotive’ caractérisant la mélancolie rêveuse d’Ascanio, la sincérité pondérée de Cellini, la passion destructrice de Scozzone, la jalousie dévorante de la Duchesse.

Et dire que Saint-Saëns lui-même n’a jamais entendu intégralement son ouvrage ! Il n’assiste pas à la création du 21 mars 1890 à l’Opéra de Paris car, à la suite de la mort de sa mère, une terrible dépression l’avait poussé à quitter la France pour faire voile vers l’Espagne et les Canaries, laissant à Louis Gallet, à son collègue Ernest Guiraud et à l’éditeur Auguste Durand le soin de faire représenter scrupuleusement son œuvre. La première remporte un triomphe avec le baryton Jean Lassalle dans le rôle de Cellini, le ténor Emile Cossira en Ascanio, tandis qu’Emma Eames est Colombe, Adana Adini, la Duchesse d’Etampes, Rosa Bosman, Scozzone et Pol Plançon, le roi François Ier. Au cours de la première saison, l’on en donnera trente-trois représentations puis trois en 1891 ; lorsque le compositeur revient à Paris à la fin mai 1890, il voit son ouvrage horriblement mutilé par une vingtaine de coupures ; l’équilibre des voix est totalement modifié puisque le rôle de Scozzone, prévu pour un contralto (Alphonsine Richard), a été transposé pour un soprano (Mme Bosman) et que, en conséquence, les trois rôles féminins chantent dans le même registre. Néanmoins, le chant et piano de fin 1890 se référera à l’original ; et tant la partition de direction que le matériel d’orchestre ne seront jamais publiés. L’ouvrage sera ensuite joué à Toulouse en 1897, à Rouen en 1898 et à Bordeaux en 1911 puis connaîtra trois ultimes représentations à Paris en 1921, avant de quitter l’affiche. Le seul à avoir perçu le génie d’Ascanio est Charles Gounod qui écrira dans La France du 23 mars 1890 : « La clarté dans la richesse, le calme dans la verve, la sagesse dans la fantaisie, un jugement toujours maître de lui, au sens même des émotions les plus troublantes, voilà ce qui fait de M. Saint-Saëns un musicien de haute lignée et de premier ordre dans tous les ordres ».

Venons-en maintenant à cette publication discographique, en tous points exemplaire, réalisée par la firme française B Media. L’enregistrement a été effectué en public les 24 et 26 novembre 2017 lors des exécutions en concert données à l’Opéra des Nations. Le mérite en revient d’abord à Guillaume Tourniaire qui, outre le travail de reconstitution du manuscrit, galvanise avec une énergie inaltérable le plateau vocal, le Chœur du Grand-Théâtre de Genève préparé par Alan Woodbridge, le Chœur de la Haute Ecole de Musique de Genève, et surtout l’Orchestre de cette même institution composé de plus de quatre-vingts jeunes musiciens qui croient dur comme fer à la valeur de cette partition sans avoir la moue blasée si fréquente chez leurs collègues professionnels.

Au niveau des solistes, il faut d’abord évoquer la performance de Jean-François Lapointe, baryton québécois à la diction parfaite, personnifiant un Cellini de noble stature, alliant la grandeur d’âme à une musicalité qui lui fait exploiter les moindres nuances afin de révéler les mille facettes du caractère de l’artiste. Face à lui, Bernard Richter révèle une clarté de timbre qui en estompe les inflexions nasales ; il campe un mélancolique rêveur en butte à un destin adverse mais qui nous émeut dans sa quête de bonheur et dans son air du deuxième acte A l’ombre des noires tours. L’objet de leur amour réciproque, Colombe d’Estourville, est confiée à la jeune Clémence Tilquin qui a la fraîcheur de l’ingénue osant braver le sort. Magnifique, Karina Gauvin se jouant de traits vocalisants pour dessiner une Duchesse d’Etampes manipulatrice filant ses aigus pour parvenir à accomplir sa vengeance. A Eve-Maud Hubeaux, au grain de mezzo pourtant corsé, il manque encore la chatoyante consistance du grave lui permettant de traduire la passion déraisonnable qui pousse Scozzone à commettre l’irréparable. Jean Teitgen possède la couleur de la basse noble conférant l’élégance charmeuse à sa composition de François Ier, alors que Mohammed Haidar use des moirures de sa voix de baryton pour rendre son Mendiant si touchant ; et ses collègues Joé Bertili, Raphaël Hardmeyer et Bastien Combe campent adroitement Pagolo, le comparse jaloux d’Ascanio, l’empereur Charles-Quint et Monsieur d’Estourville. Et le D’Orbec de Maxence Billiemaz et l’Ursuline d’Olivia Doutney complètent cette lourde distribution. Relevons en outre que les 3 CD sont présentés sous forme d’un livre-disque comportant, en une vingtaine de pages en français et en traduction anglaise, le livret intégral, un synopsis, une étude de Guillaume Tourniaire sur l’état de la partition, l’évocation de la création, les réactions de la presse et surtout l’admirable écrit de Charles Gounod au lendemain de la première. Une mémorable publication !

Paul-André Demierre

Son : 8  Livret  : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 9

 

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