CMIREB : quelques constats au tiers du parcours

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Comme toujours après une épreuve et les choix du jury, on est tout naturellement mené à faire des constats et porter sa réflexion sur la "santé" de la musique, sa pratique, son enseignement.
Cela fait maintenant plusieurs années que le Concours opère une présélection sur base de DVD envoyés par les candidats; cette année : 283! Une heureuse initiative qui, pour le jeune pianiste, évite les déconvenues, l'engagement de frais importants s'ils vient de l'autre bout du monde, qui évite aussi une fatigue excessive du jury. Je me souviens d'une année où 141 pianistes jouaient tous le premier mouvement d'une sonate de Clementi, imposé des premières éliminatoires à l'époque! Je peux encore vous la chanter de mémoire, cette Sonate en fa dièse mineur op. 25 n°5, très jolie d'ailleurs! Des 283 pianistes, 63 ont été retenus soit environ 1 sur 4,5. Deux choses à retenir: quantitativement, la musique classique se porte bien; qualitativement, beaucoup de pianistes se surestiment peut-être ou ne se rendent pas compte des exigence d'un grand concours international.
Un autre constat: alors qu'au départ, les Asiatiques (Corée, Chine, Japon, Chine Taïpei) représentaient un peu moins de 50% des candidats admis aux éliminatoires, ils seront 12 à se présenter aux secondes éliminatoires, soit 50% toujours. L'Europe de l'Ouest qui réunissait 12 candidats (Belgique, Italie, France, Finlande, Pays-Bas, Royaume-Uni) en garde 5 en secondes éliminatoire et se stabilise également à 20% des "effectifs" -peu pour un patrimoine qui lui est propre! Les Américains se retrouveront en demi-finale à 2 sur les 6 qui se présentaient. Quant à l'Europe de l'Est, si la Russie revient, c'est sur la pointe des pieds car seuls 3 candidats sont retenus sur les 9 qui se présentaient. Alors, la Belgique ? Fantastique ! Avec Israel (1/1) et la Finlande 1/1), elle est le seul pays à avoir gardé tous ses effectifs. Qu'il n'y ait eu qu'un seul candidat finlandais nous étonne car on sait combien l'enseignement musical de haut niveau y est développé. Mais depuis peu, les sessions se déroulent tous les trois ans; certains ne se sont peut-être pas précipités. Si l'on se tourne vers l'Asie, il faut constater que, depuis quelques années, le Japon perd de sa superbe (1 candidat retenu sur les 8!) au profit de la Corée (6 sur 13) et de la Chine (4 sur 7). Il est donc temps de se poser des questions sur la politique culturelle de la Corée. Nous y reviendrons en dernière semaine.
Toujours des chiffres, mais ils sont parlants : sur 63 candidats, 25  filles et 38 garçons, une différence plus nette que les autres années; en demi-finales, nous retrouverons 7 filles et 17 garçons.
Après avoir longtemps fixé la limite d'âge à 30 ans, le Concours a ramené cette limite à 26 ans avant de revenir aujourd'hui au point de départ de 30 ans. Sans conteste, une idée bienvenue car, sur les 63 candidats retenus, 12 étaient âgés de 28 ans, suivis par ceux de 25 ans (10) et de 30 ans (7). 11 des demi-finalistes sont âgés de plus de 26 ans. Et comme rarement, la critique est unanime pour reconnaître au concours de cette année un niveau particulièrement élevé. Ceci va à l'encontre de la politique de "jeunisme" de certaines maisons de disques qui lancent de très jeunes musiciens -et musiciennes- habillés de fort jolies pochettes.
Bien qu'âgé de 3/4 de siècle, le Concours Reine Elisabeth continue de se poser les bonnes questions. Celles qui portent des fruits.

SAMEDI SOIR : EN ROUTE VERS LES DEMI-FINALES

Après 1H30 de délibération, le jury monte sur scène pour donner la liste des 24 candidats sélectionnés pour la demi-finale toujours sous le regard passionné de la Reine Fabiola. Sont sélectionnés :

Zhang Zuo (Chine, 23 ans)
Yannick Van de Velde (Belgique, 23 ans)
Mikhail Berestnev (Russie, 25 ans)
Joo Hyeon Park (Corée, 24 ans)
Lu Shen (Chine, 27 ans)
Tatiana Chernichka (Russie, 28 ans)
Joon Kim (Corée, 30 ans)
Rémi Geniet (France, 20 ans)
Roope Gröndahl (Finlande, 23 ans)
Sasha Grynyuk (Ukraine, 30 ans)
Stanislav Khristenko (Russie, 28 ans)
Boris Giltburg (Israël, 28 ans)
Yuntian Liu (Chine, 23 ans)
Andrew Tyson (USA, 26 ans)
Yedam Kim (Corée, 25 ans)
Jianing Kong (Chine, 27 ans)
Stephanie Proot (Belgique, 25 ans)
Sangyoung Kil (Corée, 29 ans)
David Fung (Australie/Chine 30 ans)
Yejin Noh (Corée, 27 ans)
Kana Okada (Japon, 22 ans)
Sean Kennard (USA, 29 ans)
Mateusz Borowiak (Grande-Bretagne, 24 ans)
Samson Tsoy (Russie/Corée, 24 ans)

Le Président du jury a tenu à féliciter tous les candidats en leur souhaitant le meilleur pour les années futures. Les deux belges passent en demi-finale.

LA DERNIERE SOIREE DE LA PREMIERE EPREUVE

Samedi 11 mai, 20h. Soirée en présence de la Reine Fabiola

La première épreuve s’est achevée ce soir au Studio 4 de Flagey. Les cinq derniers candidats ont eu l’honneur de jouer devant la Reine Fabiola, venue pour l’occasion.
Le premier candidat, Sean Kennard (USA, 29 ans) a offert une bonne prestation. Son Prélude et fugue (BWV 848) assure une belle rythmique, l’ambiance et les transitions sont réussies. La fugue est trop rapide mais les plans sonores sont pensés, réfléchis. L’Allegro vivace de la Sonate op.31/1 de Beethoven est au dessus du tempo. Il s’agit d’un premier mouvement, trop agité pour l’occasion. Le pianiste ne semble pas vouloir prendre le temps d’écouter la résonance de certaines couleurs. En revanche, belle maîtrise générale. Les Feux-follets de Liszt bénéficient d'une excellente main gauche et la virtuosité de la main droite coule comme de l’eau. Enfin, Kennard a l’audace de jouer la Danse macabre de Saint-Saëns transcrite et variée par Horowitz. La technique de pianiste est parfaite mais on regrette que dans cette pièce de virtuosité, il n’y ait pas plus de place pour la musique.

Mateusz Borowiak (Grande Bretagne-Pologne, 24 ans) propose un magnifique récital. Le Prélude et fugue (BWV 885) est abouti. Il maîtrise tous les registres et leurs sonorités tandis que le contrepoint de la fugue est bien construit. L’Allegro con spirito de la Sonate KV 311 de Mozart est rapide mais le style y est. On aime la prise de temps pour accentuer certains phrasés et contours mélodiques. Chaque attaque est maîtrisée avec brio. L’Etude pour les octaves de Debussy est sans doute l’une des meilleures jusque ici. Très bon caractère, fougue bien contrôlée. Eritana d’Albeniz est un choix redoutable. Cette œuvre si difficile convient à merveille à Borowiak qui la défend avec honneur. Pour conclure cette prestation, il propose encore une magnifique Etude op.18/1 de Bartok qui lui vaut une salve d’applaudissements.

Belle prestation également pour Thomas Beijer (Pays-Bas, 24 ans) qui a préféré commencer par l’Allegro de la Sonate D958 de Schubert. C’est un Schubert expressif et intime qui se déploie même si, à certains moments, on ne suit plus la direction prise par le pianiste. En revanche, il offre une très belle palette de couleurs. Vient ensuite le Prélude et fugue (BWV 874) qui vit avec expressivité, sans virtuosité inutile. La fugue est musicale aussi, peut-être trop. Il continue avec l’Etude d’exécution transcendante n.10 de Liszt qui nous semble beaucoup trop rapide. Le choix du tempo ne lui laisse pas l’occasion d'exprimer les qualités harmoniques de l’étude. Enfin, il propose une lecture intéressante du Prélude n°8 de Franck Martin. Œuvre redoutable, il la défend avec précision et fougue.

Przemyslaw Witek (Pologne, 28 ans) a commencé son récital par le Prélude et fugue de Bach (BWV 881), trop romantique ici. La fugue sera néanmoins intéressante. Le même problème se posera dans l’Allegro de la Sonate Hob. XVI :24 de Haydn. Malgré un très beau son, le pianiste se permet des libertés qui rendent l’exécution du mouvement hors-sujet. Même ressenti dans l’Etude pour les octaves de Debussy où le rubato est omniprésent. Il semble que le pianiste veuille faire chanter son piano mais sa tentative est exagérée. Enfin, il termine par la Polonaise op.53 trop agitée et bruyante. L’œuvre est survolée et précipitée.

Pour conclure la soirée, Samson Tsoy (Russie-Corée, 24 ans) débute avec la Fantaisie op. 77 de Beethoven. Jouer cette œuvre pour un concours n’est pas une excellente idée. L’œuvre est longue et peine à retenir l’auditeur. L’Allegro moderato de la Sonate Hob XVI :46 est plus à propos. Le mouvement est stable, la rythmique est juste et les phrasés bien conduits. Le Prélude et fugue (BWV 860) offre de belles qualités de timbre et une bonne maîtrise des registres mais quelques passages sont durs. L’Etude pour les cinq doigts de Debussy laisse perplexe. C’est un Debussy romantique, gorgé de rubato. Mais l’utilisation de la pédale est fidèle au texte et les couleurs sont intéressantes. Pour terminer cette soirée, l’Etude op. 25/12 de Chopin est survolée, banale, orpheline des indications harmoniques et de nuances qui la rendent intéressante car ici tout est sur le même plan.
Ayrton De Simpelaere

UNE APRES-MIDI TRES ASIATIQUE

Cinq candidats intéressants cet après-midi, venus d’Asie et des Etats-Unis, devant un public toujours aussi présent pour ces prestations.

Noh Yejin (Corée, 27 ans) a présenté un beau Prélude et fugue (BWV 880), linéaire, fluide et timbré comme il faut. Elle exploite les nuances les plus basses du piano qui lui valent de grandes qualités de toucher. Très bon tempo pour l’Allegro con spirito de la Sonate KV 311 de Mozart. Les phrasés sont justes, elle se libère du texte pour exprimer tous les contours mélodiques. Grâce à d’intéressants contrastes sonores, elle déploie une forme d’humour qui se voit aussi sur son visage. Son Scarbo (Ravel) est énergique avec de belles couleurs. Conduite intelligente des phrases, et le caractère sautillant contribue à la réussite de l’œuvre. L’Etude pour les degrés chromatiques (Debussy) est convaincante mais la pédale est trop bruyante. Terminer le récital par l’Etude op.10 n°1 ne nous semble pas un très bon choix : la main gauche n’est pas présente, tout semble focalisé sur la technique de la droite. Terminer par Scarbo eût sans doute été plus judicieux.

Pour suivre, une bonne prestation de Okada Kana (Japon, 22 ans). Son Prélude et fugue (BWV 854) est juste, la fugue un peu trop rapide malgré un beau contrepoint. L’Allegro de la Sonate Hob. XVI :50 manque de stabilité et certaines articulations sont trop accentuées mais l’énergie est là et le développement rattrape l’exposition. L’Etude Feux-Follets de Liszt, un peu rapide, est bien exécutée. La main gauche s’exprime librement malgré une main droite très virtuose et pleine de fougue. Pour conclure, le Scarbo (Ravel) à nouveau dans une vision plus aboutie : ça rebondit, les attaques sont précises et, à la fin, les doigts voltigent mais restent dans le style.

Le troisième candidat, Han Sang-il (Corée, 29 ans) propose un récital en dents de scie. Le Prélude et fugue de Bach (BWV 885) est bien exécuté, tout est contrôlé mais peu de contrastes. En revanche, la fugue est mieux conduite. Mêmes remarques pour l’Allegro con brio de la Sonate op.2/3 de Beethoven. Présence trop importante dans le clavier, ce qui durcit le jeu. Changement radical de style et de technique dans l’Etude pour les agréments de Debussy. Il propose une étude fine, chantée, souple même si à certains moments, la dureté refait surface. Même souci pour la Suggestion diabolique de Prokofiev. Diabolique ne signifie pas « tout jouer fort » et c’est ce qui se passe ici. Et la pédale omniprésente noie les subtilités qui font de cette œuvre un chef-d’œuvre.

Très bon récital pour Goto Eri (Japon, 28 ans). Elle a proposé un Prélude et fugue (BWV 880) expressif et bien conduit. La fugue est un peu trop mécanique mais la pédalisation est peut-être la plus juste de ce jour. Elle déclame assez aisément l’Allegro de la Sonate KV 576 de Mozart avec de beaux phrasés et contrastes. Le mouvement est délicat mais un peu précipité à plusieurs moments. Très belle exécution de Hulan de Smetana. Son toucher est précis, elle timbre bien et nous emmène aisément en terres tchèques. Son étude de Chopin (op.25 n°11) est maîtrisée avec une bonne énergie, bien que l’étude soit très rapide. La main gauche sonne, mais la candidate ne lui laisse pas toujours le temps de résonner. Les bruits intempestifs durant sa prestation ne semblent pas l’avoir perturbée.

Enfin, le pianiste américain Christopher Falzone (28 ans) a bien commencé sa prestation. Son Prélude et fugue (BWV 869) est intime mais avec une fugue aussi longue, on aurait souhaité un peu plus d’investissement de sa part. Ce sentiment perdure tout au long de sa prestation. On retrouve la même intimité dans l’Allegro maestoso de Mozart (KV 330) mais il y a un manque d’énergie qui affecte le mouvement, plat et banal. Même chose encore pour l’Etude op.25 n°11 de Chopin que l'on entend pour la troisième fois aujourd’hui. Le pianiste semble disposer d’une technique redoutable mais ne pas l’utiliser assez pour rendre sa prestation passionnante, à l’exception de la dernière partie de l’étude. Et on retrouve la même impression dans le Grand Galop Chromatique de Liszt qui ne danse pas assez. Tout est contrôlé, les doigts effleurent les touches avec facilité mais l’œuvre ne vit pas. Pourtant le choix du tempo est excellent mais il ne va pas au bout des choses. C’est dommage car ce pianiste a d’énormes qualités techniques et, avec un peu plus d'enthousiasme, sa prestation aurait pu être l’une des meilleures de la journée.
Ayrton Desimpelaere

Vendredi 15h. Déjà plus que vingt candidats à entendre pour ces deux dernières journées de la première épreuve. Dix candidats sont montés sur la scène du studio 4 de Flagey aujourd’hui, salle comble à chaque fois.

L’après-midi commence avec Sakai Arisa (Japon, 24 ans) qui propose de manière générale une belle épreuve. Avec souplesse, elle débute le Prélude et fugue n°18 en sol# majeur de Bach avec fluidité, peut-être trop, sa main gauche conduit justement la droite tandis que la fugue semble moins bien lui convenir. Plus stressée, elle utilise trop souvent la pédale et n’ose pas aller dans des nuances fortes jouant tout sur le même plan. En revanche, beaucoup de qualités dans le Presto de la Sonate n°7 de Beethoven malgré un tempo trop rapide. L’Etude-tableau op.39/1 de Rachmaninov lui convient à merveille où elle déploie une belle musicalité alors que la main gauche chante comme il faut, laissant la droite s’effacer quand besoin est. Après une Etude pour les sonorités opposées de Debussy manquant de couleurs, elle excelle dans l’Allegro con spirito de la Sonate op.26 de Barber. Un tempo parfait, une rythmique implacable, bref une belle fin d’épreuve.

Ilya Maximov (Russie, 26 ans) ne nous a pas enchanté. D’une allure très rapide, son Prélude et fugue BWV 870 de Bach est trop agité, comme le sera le reste de son programme. Tout est contrôlé mais musicalement, il ne se passe pas grand chose. Malgré une technique exceptionnelle, son mouvement de la sonate Beethoven (op.22) est encore trop rapide, avec des accros, tandis qu’il ne laisse pas le temps aux accords de vibrer dans une si belle acoustique. Même chose pour les deux études. Chopin (op.10 n°4) manque de stabilité et le tempo double au retour du motif initial. Enfin, pour Liszt (Etude - Paganini n°2), le tempo est trop précipité.

Après la pause et un problème de lentille, bilan un peu plus positif pour Zhenni li (Chine, 25 ans). De belles qualités sonores dans son Prélude de Bach (BWV 867) avec des couleurs pianissimo assez impressionnantes. Le côté martial de ce prélude ne semble pas la perturber et elle parvient même à l’effacer au profit de la ligne mélodique. La fugue est maitrisée, le contrepoint pas toujours clair. L’étude de Liszt (Eroïca) me semble un mauvais choix : la pianiste ne se met pas en avant avec cette étude bruyante et elle laisse perplexe l’auditeur, il y en a tellement d’autres plus intéressantes… Sans doute une autre erreur pour le premier mouvement de la Sonate n°32 de Beethoven. On ne la sent pas à l’aise même si les transitions sont réussies. Comme Maximov, elle confond vitesse et précipitation et oublie toute la richesse harmonique de ce mouvement. En revanche, elle conclut avec un très beau Poisson d’or de Debussy, très imagé, coloré avec une pédale juste et précise.

Attention remarquable pour l’entrée de la candidate belge Stéphanie Proot (25 ans) qui vient de remporter le Concours Dumortier et qui choisit de jouer sur une chaise. Résultat extrêmement positif. Un Prélude et fugue (BWV 47) réussi avec une structure claire et bien pensée. Excellente déclamation pour la fugue où le contrepoint est riche. L’agitation qu’elle dégage convient bien à l’œuvre. Le premier mouvement de la Sonate Pathétique de Beethoven est aussi un succès. Le pathétisme est là, on apprécie la résonnance de certains accords et l’impressionnante palette de couleurs qu’elle déploie. Même remarque pour l’étude de Chopin (op.25 n°11) où elle débute très lentement tel un jeu de cloches avant la partie virtuose. La main gauche s’exprime grâce à une main droite volubile mais précise. L’étude de virtuosité se transforme en une véritable phrase poétique tandis qu’elle conclut sa prestation avec le très difficile Choral et Variations de Dutilleux. L’idée de cloche est toujours là pour le choral. Elle semble à l’aise et maîtrise chaque phrase tandis qu’elle déploie une réelle énergie. Première pianiste qui fait sonner le piano aujourd’hui.

Difficile de jouer après une telle prestation mais la pianiste Mao Ishida (Japon, 27 ans) s’en sort admirablement. Après un Prélude et fugue (BWV 876) contrôlé et précis où elle préfère tout jouer sur un même plan sonore, elle rate la Sonate de Haydn (Hob. XVI :50). Un tempo trop rapide qui ne lui laisse pas le temps d’une réelle interprétation. Le développement en revanche est mieux construit mais la réexposition ne change pas tandis qu’elle utilise beaucoup de pédale. Son étude de Debussy (Pour les octaves) se laisse apprécier après quelques mesures. Redoutable, ce début effraie la plupart des pianistes. Elle parvient à prendre de l’élan au fur et à mesure et assure le reste de l’étude avec maîtrise. Mais c’est dans la Rhapsodie hongroise n°12 de Liszt qu’elle brille. On apprécie l’ambiance qu’elle crée, ce côté dansant qui accélère. L’œuvre lui convient mieux et elle y montre de belles qualités sonores et techniques. c’est dans cette Rhapsodie qu’on la sent libérée.

Vendredi 20h. Cinq autres candidats exceptionnels se sont présentés à Flagey en soirée. De plus, le tirage au sort a permis d’écouter trois extraits d’opéras transcrits par Liszt, soirée passionnante de répertoire.

Un triomphe pour la première candidate, Kim Sangyoug (Corée, 29 ans). Le Prélude et fugue (BWV 892) présente de beaux contrastes, elle semble même s’amuser. Stable, elle prend le temps d’exprimer le sujet et il en ressort une fugue claire, précise avec des pianissimos intenses. Le Moderato de la Sonate de Haydn (Hob. XVI:20) est très expressif avec une bonne maîtrise des ornements et une délicatesse de jeu. Redoutable, l’Etude pour les tierces de Chopin lui convient parfaitement. Les tierces sont parfaites tandis que la main gauche s’exprime librement, sans contrainte. L’Etude pour les degrés chromatiques ne peut que bien lui aller. Elle privilégie la mélodie et offre des sonorités éclatantes, appréciables ici. Découverte ce soir avec Soirée de Vienne, paraphrase de concert sur La Chauve-souris de Strauss par Grunfeld. Cette musique aux allures de fêtes nous emmène dans les valses de Vienne et offre une danse qui fait virevolter le public. C’est brillant, explosif pour une œuvre complexe.

La seconde candidate, Anna Fedorova (Ukraine, 23 ans) entre sur scène avec assurance. Son Prélude et fugue (BWV 880) est intéressant, sans doute avec une utilisation abusive de la pédale mais l’agilité qui met en avant le contrepoint est apprécié dans la fugue. Son Allegro de la Sonate KV 333 de Mozart comporte de très beaux phrasés et une main gauche contrôlée qui assure le rôle d’accompagnement. Revoici L’Etude pour les octaves de Debussy. Plus d’élan, de fougue alors qu’elle prend du temps (minime) pour chanter certaines notes. Beaucoup de dynamisme et l’étude se termine de manière explosive. Enfin, de la délicatesse pour la Troisième Ballade de Chopin. On apprécie la conduite des voix, la douceur et le timbre qu’elle apporte. Son toucher pourtant exubérant semble n’être que superficiel. En revanche, quelques difficultés dans le tourbillon final peut-être à cause du tempo.

C’est David Fung, Australien né en Chine (30 ans) qui poursuit l’épreuve. Une émotion particulière se dégage de sa prestation. Pianiste souriant, il a choisi des œuvres particulièrement fines qui lui conviennent à merveille. Pas de démonstration de force mais de la musique. Son Prélude et fugue (BWV 884) est d’une grande maîtrise avec une certaine habileté. On ne s’ennuie pas dans sa fugue dansante où se déploie sa large palette de couleurs. Le sommet de sa prestation est le Molto moderato e cantabile de la Sonate op.78 de Schubert. On entend un véritable travail sur la polyphonie, les phrasés sont justes, le cantabile aussi. Remarquable exécution des contrastes de nuances donnant l’impression d’une longue poésie de Paul Valéry. Le Prélude op. 32/12 de Rachmaninov est un choix judicieux où il peut mettre en avant les richesses dramatiques de l’œuvre. Enfin, il conclut par une exécution spectaculaire de l’Etude de concert Waldesrauschen de Liszt. Son jeu est étincelant et doux tandis que dans les passages virtuoses, il est précis sans aucune exagération. Il semble avoir conquis le public.

Après la pause, Fantee Jones (USA, 20 ans) propose une belle prestation. Malgré son jeune âge, la pianiste a une maturité certaine. On regrette par moment un manque d’investissement dans les nuances fortes comme si elle n’osait pas se dévoiler. En revanche, son Prélude et fugue de Bach (BWV 892) est contrôlé avec une belle maîtrise du contrepoint et de la rythmique. La musique est pure, pas d’exubérance inutile. L’Etude pour les cinq doigts de Debussy est imagée mais une fois de plus, elle n’utilise pas toute l’étendue sonore du piano. Elle se réserve aussi dans l’Allegro maestoso de la Sonate (KV 310) de Mozart. Par moments, elle manque de timbre et d’énergie mais les phrasés sont justes malgré un tempo rapide. La Valse de l’Opéra Faust de Gounod transcrite par Liszt clôture sa prestation et cette fois avec brio ; elle se libère et fait sonner son piano. Les doigts dansent et offrent un panaché de nuances exceptionnel, surtout les nuances pianissimo.

Enfin, le candidat italien Daniele Rinaldo (29 ans) conclut la soirée avec honneur. Acclamé par le public, il s’en sort plutôt bien dans son Prélude et fugue de Bach (BWV 881). Ce n’est pas le meilleur de la soirée mais le prélude est convaincant tandis que la fugue manque de rigueur. L’Allegro de la Sonate op.10/2 est un mouvement charmant, quelque peu guilleret et cela manque à son exécution. Un peu trop vite, quelques coups s’entendent et la pédale est bruyante. Néanmoins, le mouvement est plein d’esprit et ne manque pas d’énergie. Quelques erreurs à la main gauche dont un trou de mémoire vite rattrapé. L’Etude op.65/3 est correctement exécutée. Le pianiste a une puissance naturelle qui convient à ce type d’œuvre. Les contours mélodiques sont bien précisés. Pour conclure, il interprète le magnifique Miserere du Trovatore de Verdi S 433 par transcrit par Liszt. Le côté sombre y est bien caractérisé alors qu’il choisit d’accentuer le dramatisme par la vitesse, et cela fonctionne.

Le choix du jury sera difficile. Chaque candidat a d’exceptionnelles qualités et le niveau est très haut, avec des pianistes matures et accomplis. Une très belle journée à Flagey aujourd’hui, pleine d’émotions, de surprises et de découvertes.
Ayrton Desimpelaere

UNE SOIREE SANS GRANDE REVELATION

Jeudi 9 mai 20h. La journée de l'Ascension et le beau temps n'ont pas découragé le public à rejoindre Flagey jeudi soir. A nouveau une salle bien remplie pour venir écouter les candidats au premier échelon des marches qui conduiront certains à la consécration finale.

La soirée débute mal. Ben Kim (30 ans) se présente sous le drapeau USA. Paralysé sans doute par le trac -sinon, comment aurait-il pu franchir les fourches caudines de la présélection?- il se plante dans les périlleuses quartes d'entrée (Chopin), force le jeu et noie la suite dans la pédale. Une curieuse articulation dans le Prélude et Fugue en fa dièse majeur BWV 858 de Bach, très scolaire ; l'allegro de la Sonate en fa majeur K. 332 est truffé de mignardises, bien que le son soit toujours écrasé et les apoggiatures brutales ; enfin, la Chasse sauvage de Liszt, noyée à nouveau dans la pédale, nous offre une cruelle charge de sanglier. Peu de musique dans cette prestation.

Vient ensuite Andrew Tyson, un Américain de 26 ans qui laissera le public et la critique divisés. Il prend le Prélude et Fugue de Bach (Ré mineur 2e cahier BWV 875) dans un tempo d'enfer mais le tient dans un toucher très aérien. La fugue est poétique, les voix chantent, la sonorité est très belle, le contrepoint mis en valeur, tout s'enchaîne de façon éminemment organique, signe des beaux musiciens. Ce jeu aérien convient évidemment très bien à la Leggierezza de Liszt dont il fait ressortir le chant dans un jeu de sonorités superbes. Là où les avis divergent -et divergeront sans doute au sein du jury- c'est sur la sonate de Beethoven (Les « Adieux » op. 81a) qu'il joue dès l'entrée « ad libitum ». Tout au long de celle-ci, je trouve une caricature de l'afféterie, un sentimentalisme au premier degré illustrant la tristesse de l'adieu, la douleur de l'absence et la joie du retour. Les sonorités sont aussi belles que dans la Leggierezza... mais ici, il s'agit de Beethoven. Certains ont entendu dans ce Beethoven un signe d'intelligence, d'inventivité et de musicalité. Pour ma part, le grand art de trouver l'expression dans l'écriture elle même ; elle n'a pas besoin d'ajouts.

Cette qualité d'expression issue de l'écriture, nous la rencontrons chez Vasil Kotys (Ukraine, 28 ans). Une Appassionata de Beethoven bien intéressante dans une sonorité riche et profonde, une belle architecture dont il gère la dynamique, dosant naturellement les plans sonores, une belle organisation, une grande arche. Le Prélude et Fugue de Bach (en sol mineur BWV 861) se déploie dans une sonorité proche des résonances de l'orgue (un peu trop de pédale peut-être!) et même si l'énonce du thème de la Fugue avec ses deux premières notes liées n'est pas du meilleur goût, elle est menée avec maîtrise. Il enchaîne ensuite l'Etude en sol dièse mineur op. 25 n°6 de Chopin et les Degrés chromatiques de Debussy ; un enchaînement de bon aloi. Sa belle sonorité ronde et pleine garde ses qualités malgré des tempi fort rapides.

La deuxième partie de la soirée était asiatique avec, tout d'abord, une Coréenne de 25 ans, Kim Yedam qui commence par la sonate de Mozart K. 311 un cheveu trop rapide mais dans une très jolie sonorité et un très joli phrasé. Dommage que tout cela manque de respiration. Mais elle anime ses personnages où nous retrouvons le Mozart des opéras. Le Bach (Prélude et Fugue en si bémol mineur BWV 867) est très intérieur, quasi sacré, une musique qui émane du silence. Dans les Arpèges composées elle se glisse dans les "sonorités aquatiques" de Debussy, et dans les Tierces de Chopin (Etude en sol dièse mineur op. 25 n°6) elle se reprend très vite après un début un peu bousculé. C'est "Triana", extrait de Iberia II de Albeniz qui terminera sa prestation. Le sang espagnol ne coule certes pas dans les veines de la pianiste mais la prestation est très correcte avec, toujours, ce très beau son.

Et la soirée se terminait avec Jianing Kong, un Chinois de 27 ans qui joue Bach (Prélude et fugue en sol dièse mineur op. 25 n°6), Haydn (Sonate en la bémol majeur Hob. XVI:46), Chopin (pour la troisième fois de la soirée, l'Etude en tierces!) et Scriabine (Etude en ré bémol majeur op. 42 n°1) dans un même son, un même esprit, une même distanciation. De l' agilité, certes. Sans conteste. Un rapport très ludique à l'instrument, une belle sonorité, mais cela suffit-il ? Tout à coup, dans l'oeuvre au choix, en l'occurrence ici le 3e Scherzo de Chopin, Jianing Kong se réveille mais ses octaves sont alors surjouées et agressives, peut-être une tentative virtuose pour terminer sa prestation. Pourquoi?
Bernadette Beyne

UNE APRES-MIDI D'ATHLETISME PIANISTIQUE

Jeudi 9 mai, 15h. C'est l'occasion de se rappeler à quel point ce concours marathon est exigeant physiquement mais à quel point il peut-être cruel parfois. Tous ces jeunes candidats se préparent pendant des années au prix de beaucoup de sacrifices et tout peut s'écrouler en quelques secondes si le mental n'est pas au top au bon moment !

Dinara Klinton (Russie-Ukraine, 24 ans) interprète le Prélude de Bach (fa majeur BWV 880) avec une sonorité tendre. Sa fugue est à la fois dansante et autoritaire. Le premier mouvement de l'op. 111 de Beethoven est intelligent et plein de maîtrise. Mais il n'atteint pas la force d'expression et la grandeur insufflée par Smirnov mardi. Klinton souffle le chaud et le froid dans l'Etude en la min op. 10/2 de Chopin et l'Etude-tableau en la mineur op. 39/6 de Rachmaninov. Elle dévoile une belle personnalité et une intelligence de jeu mais sa volonté de ne pas perdre le contrôle l'empêche de prendre un peu de risque et donne à l'auditeur une étrange sensation d'insécurité.

La coréenne Yang Yoonhee (28 ans) a, quant à elle, voulu faire l'étalage de ses qualités techniques. Il en ressort un Prélude et Fugue de Bach (sol majeur BWV 860) joué à toute vitesse, un mouvement de Haydn (Allegro moderato, Sonate en si mineur Hob XVI) aux attaques dures et au touché uniforme et surtout une épouvantable Valse de Maurice Ravel. Du début à la fin, elle n'a fichtre rien compris à ce qu'elle a joué avec pour seul objectif de jouer vite et fort ! Le dernier accord fut une délivrance.

Avec sa prestation, Gehui Xu (Chine, 22 ans) a aussi cherché la virtuosité extrême ! Surtout dans l'étude de Scriabine en ut dièse mineur op. 42/5 et dans Erlkönig de Liszt d'après Schubert. On ne peut certainement pas dire que Xu n'est pas expressive, mais elle dramatise tout ! Elle s'investit corporellement en faisant des petits sauts fréquents sur sa banquette. A l'image du Prélude et Fugue n° 22 en sib mineur BWV 867 dont la fugue très déclamée quasi marcato prend une tournure romantique. Allegro molto e con brio de la Sonate n. 4 en mib majeur op. 7 de Beethoven est marqué par un pathos général. On est parfois gêné par ses rubati et le discours dramatisé perd un peu de sa fluidité. Enfin, l'uniformité de son jeu se ressent chez Debussy et l'Etude pour les degrés chromatiques où les changements de couleurs sont obtenus par les pédalisations plutôt que par une grande recherche de touché. Les volutes chromatiques devant iriser le chant de la main gauche sont trop articulées. Elle a été très cohérente dans ses choix artistiques, reste à savoir si elle a convaincu le jury !

Le Coréen Won Jongho (25 ans) a dû ressentir toute la cruauté du concours. Dès les premières notes de Bach, on a senti sa fébrilité. Le Prélude et Fugue (n°17 en La bémol majeur BWV 862) était catastrophique : tempo instable, doubles-croches qui lui filent entre les doigts, fautes et problèmes de mémoire... Quand le mental vous lâche ! Il a malgré tout eu le grand mérite de s'être repris et d'avoir poursuivi honorablement son récital. Pas certain que l'austère Sonate n°5 op. 3 de Scriabine le sauvera. On notera une belle version de l'Etude-Paganini n°3 de Liszt.

L'après-midi s'est bien terminée avec le beau récital de Lee Seomseung (Corée, 25 ans)
Il nous a offert de très belles versions du Prélude et Fugue n°20 en la min BWV 889 et du Molto Allegro de la Sonate 14 en ut mineur KV 457 de Mozart. Très sensible, très beau touché intelligence dans la construction du discours. On sera par contre plus réservé pour la Deuxième Ballade de Chopin. Est-ce un bon choix pour un concours ? L'oeuvre est difficile car un peu éclatée dans sa conception. Le lied initial est complexe pour la sonorité mais il doit couler avec une fluide simplicité. La partie rapide était un peu brouillonne parce qu'un peu trop vite, la pédale manquant de virtuosité afin de garder la clarté des harmonies.

Nous sommes tout de même un peu essoufflés en sortant du studio 4 de Flagey...
Michel Lambert

UNE SOIREE INTENSE ET GENEREUSE DE SURPRISES !

Mercredi 8 mai, 20h. La soirée de la troisième journée des éliminatoires du Concours Reine Elisabeth nous a offert son lot habituel de belles surprises. Cinq candidats de pays différents avec des jeux très opposés mais jamais inintéressants. Dès le premier candidat, le ton de la soirée était donné : vigueur et conviction!

C'est d'un pas décidé que Stanislav Khristenko (Russie, 28 ans) est arrivé sur scène. À peine assis au piano il se lance dans le Prélude et Fugue n°2 de Bach (BWV847) sans concession, le jouant comme une robuste toccata. Surpris dès les premières notes, on se rend vite compte que ce Russe n'a pas oublié d'être musicien et possède une "patte" au piano très originale. Dans la Sonate n°6 opus 10/2 de Beethoven il se fait plus tendre et son plaisir de jouer se fait facilement ressentir. Son jeu est cohérent, il sait où il va et sait nous mener. Quand il attaque l'Étude n°11 opus 10 de Chopin on peine à imaginer que cette étude est redoutable tant cela semble facile sous ses mains immenses. Tout cela finement joué avec un subtil rubato. Khristenko a su montrer sa science des couleurs également dans l'Étude pour les sonorités opposées de Debussy avant de finir en beauté dans la Fantaisie opus 28 de Scriabin jouée superbement même si par moments on pouvait regretter que paradoxalement il n'aille pas plus loin dans les forte.

Kana Ito (21 ans) est assurément une bonne pianiste mais sa prestation fut assez décevante. Son Prélude et Fugue n°9 de Bach (BWV878) est joué à la va-vite, sans prendre de temps et sans idée. Passons sa Sonate Hob.XVI.50 de Haydn qui a subi le même sort. Prendre des pièces extrêmement difficiles pour un premier tour est un pari audacieux et qui peut certainement payer; encore faut-il les tenir. Cette pianiste japonaise joue tellement vite qu'elle laisse tomber la musique et pas mal de notes. Ce qui est très regrettable au vu des moyens techniques dont elle est dotée. Des tempos légèrement plus lents lui permettraient d'être plus à l'aise et plus musicienne. La Toccata opus 7 de Schumann est prise à un tempo assez rapide mais Kana Ito ne chante absolument rien, passe sur tous les détails de cette pièce et joue avec la même nuance du début à la fin. La pression sûrement.

Le dernier candidat de la première partie de soirée est un Israëlien. Boris Giltburg (28 ans) a fait une prestation remarquable. Remarquable pour sa constance de qualité du début à la fin. Un Prélude et Fugue n°22 de Bach (BWV867) très contemplatif, juste et sensible. S'ensuit la grande Sonate n°32 opus 111 de Beethoven impressionnante de maîtrise et de musicalité. Tout y est : l'esprit, le style et la souplesse dans les phrasés. Giltburg est dans sa bulle et ne se soucie guère d'être jugé par un prestigieux jury. Ses deux études (Étude n°5 opus 25 de Chopin et Étude-tableau n°6 opus 39 de Rachmaninov) sont sidérantes à tous points de vue. Sous les doigts de Giltburg, ce ne sont plus des études remplies de difficultés mais de ravissants "moments musicaux" en dehors du temps et des contraintes physiques. Giltburg est un grand musicien.

Les deux derniers candidats de la soirée viennent d'Asie. Le premier est un Chinois. C'est aussi un ovni qui porte le nom de Lui Yuntian (26 ans). Peu de candidats ont une telle présence sur scène. Il s' assoit très bas, semble un peu nerveux, mais dès que ses mains touchent le clavier, tout devient magique. Quel Prélude et Fugue n°3 de Bach (BWV848) incroyable il fait ! Le temps est suspendu durant quelques minutes. Un son aérien, sain et clair accouplé à un sens musical inné et tellement naturel. Son premier mouvement de la Sonate D664 de Schubert n'est pas sans rappeler la superbe version de Valery Afanassiev dans ce même concours il y a plus de quarante ans. Tant de finesse et d'émotion au premier tour laisse songeur pour la suite. Yuntian est aussi impressionnant musicalement que techniquement ; pour preuve, ses deux études (Étude n°7 opus 10 de Chopin et Étude pour les notes répétées de Debussy) parfaitement exécutées sans aucun problème. Ce pianiste chinois a fini son passage sur l'impressionnante et amusante étude Rag infernal de Bolcom avec une aisance qui défie les lois de la gravité. Concentration, grande maîtrise et générosité musicale font de Lui Yuntian un pianiste fantastique.

C'est une candidate d'à peine 19 ans venue de Singapour qui a conclu la soirée. Kate Liu (18 ans)  a débuté son programme par le même Prélude et Fugue de Bach que le candidat avant elle. Beaucoup de délicatesse dans son toucher avec une belle précision. Dans la Sonate n°30 opus 109 de Beethoven, Kate Lui montre toutes ses qualités de musicienne et aussi que son jeune âge ne lui interdit pas une compréhension fine et intelligente d'une des dernières sonates de Beethoven. Kate Lui possède un beau jeu perlé plein d'élégance et ne manque pas de son. Sa prestation se fait de plus en plus intéressante avec une version très raffinée de l'Étude n° 4 Fanfares de Ligeti ; une main gauche impeccable avec une main droite chantante et très délicate. Trois oeuvres très difficiles où Kate Lui s'en sort parfaitement. Elle ne s'en sortira pas aussi bien avec la Barcarolle de Chopin. C'est malheureusement sur sa dernière pièce qu'elle est la plus fragile techniquement et surtout musicalement. Cette jeune pianiste pense avant tout le piano de Chopin comme une musique de couleurs comme chez Debussy. Erreur. Elle en oublie les harmonies et le rubato. Son interprétation est figée, trop droite et on la sent pressée de finir comme si elle était mal à l'aise avec cette musique. Dommage.

Une soirée très intéressante et généreuse de surprises heureuses ou malheureuses qui rendent le choix du jury de plus en plus difficile.
François Mardirossian

UNE APRES-MIDI INTENSE ET DE HAUT NIVEAU

Mercredi 8 mai à 15h. C'est une après-midi intense qui vient de se dérouler pour la troisième journée des éliminatoires du Concours Reine Elisabeth. Six nationalités différentes. Et le deuxième Français du concours ne risque pas de passer inaperçu… Un public toujours aussi nombreux et surtout très enthousiaste !

Le premier candidat de l'après midi est un Japonais de 28 ans, Okuda Akihito qui, avouons-le tout de suite a mis la barre très haut. En effet son Prélude et Fugue n°9 de Bach (BWV878) était d'une rare beauté. Akihito possède un son très rond, chantant et un sens subtil des couleurs. Que dire de sa Sonate n°3 opus 2 de Beethoven mis à part qu'elle était d'un style parfait, d'une vitesse folle mais sans aucune lourdeur? Le meilleur reste à venir. Deux Études (Liszt : Etude Transcendante n° 10 et Étude pour les degrés chromatiques de Debussy) prises à un tempo défiant toute concurrence… C'est impressionnant de pouvoir faire encore de la musique à une vitesse pareille. À suivre.

Dur de prendre la suite donc. Le Russe Vladimir Khomyakov débute par le même Prélude et Fugue de Bach que le Japonais. Inévitablement la comparaison s'installe. A son désavantage malheureusement. Un son nettement moins intense, parfois lourd et une conduite note à note. Dans Mozart (Sonate n°3 KV 281), il semble avoir eu du mal à rentrer dans l'oeuvre. Pourtant la réalisation technique est à la hauteur mais musicalement Khomyakov ne convainc pas vraiment. Il se rattrape un peu dans l'Étude pour les arpèges composées de Debussy même si le tempo est un peu en dessous de ce qu'il faut. Ce jeune Russe finit sa prestation sur la Troisième Sonate de Prokofiev qui commence superbement avec un son puissant et rond mais malheureusement son attention baisse vers la fin de l'oeuvre.

Une jeune femme Coréenne est venue finir la première partie de l'après-midi. Lee EunAe possède un jeu très élégant et noble. Son Prélude et Fugue n°16 (BWV 861) de Bach est très maîtrisé avec un remarquable contrôle des voix. Puis c'est avec le magnifique premier mouvement de la Sonate D 958 de Schubert qu'elle poursuit sa prestation. De belles nuances, de beaux contraste mais on ne parvient pas à comprendre réellement où elle veut nous amener. Dans l'Étude n°7 opus 10 de Chopin, sa remarquable agilité technique est mise en avant. De très beaux phrasés et une belle écoute d'elle-même. L'Isle joyeuse de Debussy a montré que EunAe est très à l'aise dans le répertoire français, qu'elle possède de beaux trilles et qu'elle sait manier la pédale du piano.

C'est le Français Rémi Geniet (20 ans) qui débute la deuxième partie de l'après-midi. Il a choisi de commencer son épreuve par le Prélude et Fugue n°6 (BWV 875) de Bach. Un tempo très allant et une souplesse hors du commun. Geniet possède une articulation parfaite au service de la musique. Son jeu est sobre, d'une grande maîtrise et d'une très haute virtuosité. Quelle clarté et art des contrastes dans la Sonate Hob.XVI.50 de Haydn. L'Étude n°11 opus 25 de Chopin ferait pâlir plus d'un pianiste spécialiste des Études de Chopin. C'est avec le Prélude et Fugue n° 15 opus 87 de Chostakovich que le jeune Français de 21 ans a fini son excellente prestation. Et là on a pu se rendre compte que ce qui fait un pianiste hors du commun, c'est le mental et la concentration. Dans cette oeuvre diabolique, Geniet est parvenu à garder son sang-froid de la première note à la dernière. Prestation ultra convaincante.

Le Finlandais Roope Gröndahl (23 ans) a beaucoup de personnalité. Dès son Prélude et Fugue n°8 (BWV877) de Bach on sent le pianiste au jeu intime sans aucune prétention venu juste pour s'exprimer simplement. Un toucher très doux, voire caressant qui pourrait dénoter dans un concours international où la virtuosité démonstrative est parfois de mise. C'est dans Scriabine (Deux poèmes opus 32) que Gröndahl fut sidérant. A regarder le programme qu'il propose pour la suite, on comprend qu'il y ait autant d'oeuvres de Scriabin. Il a tout pour jouer merveilleusement cette musique, ses doigts volent sur le clavier et sa façon de projeter les sons dans la salle est tout à fait prodigieuse. Une certaine fragilité émotionnelle mais une maîtrise souveraine de l'instrument font de ce candidat un sacré coup de coeur. Un candidat sensible à fleur de peau.

Pour finir l'après-midi un Ukrainien de 30 ans : Sasha Grynyuk. Dès son entrée sur scène on sent le pianiste sûr de lui et de ses moyens. Il passe plusieurs secondes à essuyer le clavier, un peu trop de temps d'ailleurs ce qui déclenche les rires du public. Bref. Grynyuk ne semble pas stressé. Son Prélude et Fugue n°22 (BWV867) est très intense en émotion. Pour la Sonate de Mozart (KV331), Grynyuk se révèle un maître. Son toucher est parfait et il en fait ni trop ni trop peu, tout est bien dosé. La main droite chante admirablement tandis que sa main gauche accompagne discrètement, révélant par moments quelques motifs intéressants. Dans la Cinquième Étude Liszt-Paganini ce candidat a tout à fait saisi le caractère champêtre de la pièce. Un court moment d'hésitation à un passage mais rien de bien grave. Quelle audace de choisir la transcription de L'Oiseau de feu de Stravinsky transcrit par Guido Agosti ! Beau choix très assumé. Grynyuk nous en met plein les yeux et les oreilles. Sans doute de quoi passer sans trop de difficultés un premier tour.

Une après midi à haut niveau qui en dit long sur le niveau général du Concours Reine Elisabeth de cette année 2013.
François Mardirossian

UNE BELLE SOIREE DE CONCOURS ET DES MOMENTS FORTS

Ce mardi soir, le concours a vécu des moments forts avec la sonate de Dutilleux sous les doigts de Shen Lu, la furia Chernichka et le récital de Kim Joon.

Anna Bulkina (Russie, 26 ans) est la première candidate de la soirée. Elle nous offre une prestation quelque peu mitigée. Parmi les points négatifs, l'Etude en ut majeur op. 10/1 de Chopin. Le tempo est un peu trop rapide et le tout manque un peu de contrôle. Les notes de la main droite ne sont pas toujours bien définies et la gauche, très verticale, oublie de chanter. De même, l'Etude d'exécution transcendante n° 8 de Liszt Wilde Jagd ne répond que partiellement à l'attente. Elle n'est pas la première, ce mardi, à nous rappeler au combien cette partition est d'une difficulté extrême ! Par contre elle nous offre un très bel Allegro de la Sonate en mib majeur Hob. XVI : 52. Le jeu est ludique et séduisant, plein de surprises et brillant quand il le faut, dans l'esprit du compositeur.

Le récital de Kim Hye Jin (Corée, 25 ans) est solide et démontre déjà de beaucoup de maîtrise et de métier. Tout est bien construit et intelligent. Sa technique est précise et elle décline son programme avec une bonne énergie rythmique. A l'image de Bulkina, le tout manque cependant de ce petit supplément d'âme qui transcende une prestation. Le Scherzo n° 3 en ut dièse mineur op. 39 de Chopin ne fera pas vibrer le nombreux public de Flagey.

Le troisième candidat, Shen Lu (Chine, 27 ans), nous apporte le premier moment fort de la soirée avec l'excellent choix de la sonate Choral et Variation de Dutilleux. La pièce est très bien défendue et très bien reçue par le public. Il y développe un panel complet de couleurs, de magnifiques plans sonores et une énergie rythmique parfaite. Son jeu devient puissant quand c'est nécessaire sans jamais être agressif ! L'étude pour les accords de Debussy est aussi une très belle réussite. Son programme est complété par ses interprétations intelligentes et engagées du Prélude et Fugue n.7 en Mib majeur BWV 876 et le Moderato de la Sonate en mi maj Hob. XVI:31 de Haydn.

Le hasard du tirage au sort a bien fait les choses car la pause était indispensable avant d'accueillir la détonante pianiste russe Tatiana Chernichka (28 ans). La démarche est assurée, dégageant déjà une personnalité certaine ! Elle entre tout de suite dans le vif du sujet avec Basso Ostinato de Rodion Shchedrin. Elle saisit son auditoire par les oreilles dès les premières notes ! Cette musique est terrifiante, obsédante et rythmique. Chernichka dévoile tout de suite une nature musicale hors du commun. Elle est brillante ! Elle enchaîne alors avec ce qui est sans doute le Bach du jour ! Le difficile Prélude et Fugue n. 22 en sib mineur BWV 867 avec sa fugue à 5 voix. Son interprétation est excellente, la fugue est menée avec intelligence et la polyphonie s'épanouit librement et avec facilité sous ses doigts. Le prélude est d'une couleur sublime, peut-être un rien trop rapide... Elle poursuit avec l'Allegro con brio, Sonate op. 53 de Beethoven. Là encore, la prestation est très enlevée. Le tempo est rapide mais totalement assumé et il ne détruit pas la cohérence de l'interprétation. L'Etude d'exécution transcendante n°10 de Liszt est à couper le souffle. Le tempo est très rapide mais elle ne perd jamais le contrôle ! Tout reste clair et compréhensible avec toujours le sens du phrasé. Elle a conquis une bonne partie du public !
Vous l'aurez compris, Chernichka fait partie de ces pianistes que l'on a très envie de revoir !

La fin de soirée ne sera pas décevante avec le pianiste coréen de 30 ans Kim Joon. On aurait pu craindre qu'il soit un peu éclipsé par la pétillante russe mais il n'en sera rien. C'est un pianiste accompli et faisant preuve d'une grande maturité que nous entendons. C'est d'ailleurs lui qui nous donne la meilleure interprétation pleine de maîtrise de Wilde Jagd, la huitième étude d'exécution transcendante de Liszt ! Les variations sur un thème de Paganini de Brahms sont elles aussi de très haut vol : dimension orchestrale, maîtrise technique, contrastes et une musique qui respire !
C'était donc une belle soirée sur la scène du studio 4 de Flagey !
Michel Lambert

UN APRES-MIDI "SEMPRE PIU CRESCENDO" AU STUDIO 4

C'est la pianiste chinoise Huang Shih-Wei (25 ans) qui a l'honneur d'ouvrir le bal pour cette deuxième journée d'éliminatoires. Malheureusement, son jeu sera beaucoup moins scintillant que son costume !
Elle commence son récital avec le Prélude et Fugue n.4 en ut dièse mineur BWV 873 (Le Clavier bien tempéré II). Elle donne à son prélude un caractère improvisé et assez libre mais on sent que son oreille harmonique n'est pas assez sensible à l'écriture très riche de Bach. Le phrasé se noie dans trop de rubato. De plus on s'interroge sur son choix de programme qui ne semble guère lui convenir. Le premier mouvement de la huitième sonate de Beethoven Op.13 s'ouvre dans un tempo prudent. Le son est souvent forcé et le grave se confond au lourd. L'étude en ré min op 2/1 de Prokofiev n'est pas beaucoup plus convaincante ; pas plus d'ailleurs que l'Etude d'exécution transcendante n.10 de Liszt ou elle se débat avec le texte.

Le pianiste coréen Yoo Hwanhee (28 ans) nous offre une prestation mitigée. De nouveau, on peut s'interroger sur le choix de la sonate de Beethoven, Adagio-Allegro (Sonate 26 en mib majeur op 81 a) qui est difficile à défendre. On peut facilement en perdre le fil d'autant que le jeu du pianiste est direct et quelque peu uniforme, faisant perdre le phrasé. Les Variations Abegg op.1 de Schumann souffrent du même phénomène. Elles sont inégales, le début est brouillon, les variations rapides sont brillantes, mais il semble se perdre dans les moments plus lents.
On ne criera pas au scandale si on ne retrouve pas ces deux pianistes en deuxième semaine !

La pianiste Wu Di (Chine, 28 ans) fait monter le niveau et l'intérêt d'un cran. Cependant elle ne se simplifie pas la vie en enchaînant l'Adagio de la quatrième sonate en mib majeur KV 282 de Mozart avec l'Etude d'exécution transcendante n. 8 Wilde Jagd. Si le mouvement de Mozart est bien mené avec beaucoup de poésie, un touché intéressant et un beau phrasé, elle semble elle-même surprise par le contraste avec l'étude de Liszt dont le début manque de propreté. Elle y fait preuve néanmoins d'une belle nature musicale, d'une grande générosité et de très beaux élans !
Les variations sur un thème de Paganini op. 35 de Brahms sont assez réussies. Elle développe de très belles couleurs, une sonorité très ronde et des plans sonores faisant deviner l'orchestre.

Anna Volovitch (Russie, 30 ans) offre une très belle prestation. Pleine de charme, d'élégance. Un jeu naturel d'une grande maîtrise tant dans la gestique que dans l'expression. Le Prélude et Fugue n° 8 en mib mineur BWV 853 (Le clavier bien Tempéré I) est très habité. Il est très bien construit et nous offre enfin une fugue différente des fugues (un peu trop?) rapides en style « toccata-non legato » entendues jusque-là. Elle enchaîne avec Allegro con spirito (Sonate n°9 en ré majeur KV 311 de Mozart). Lumineux et précis avec une certaine liberté de tempo plus ou moins appréciée.
L'Etude pour les 5 doigts de Debussy reste dans le ton d'une prestation convaincante !

L'après-midi se poursuit avec le très solide pianiste russe Anton Smirnov (29 ans). Après le Prélude et Fugue n.1 en do maj BWV 870 bien maîtrisé et sans histoire, il frappe fort avec Maestoso-Allegro con brio ed appassionato, Sonate en ut mineur op. 111 de Beethoven. Sa prestation est remarquable, puissante et engagée sans jamais être dure ou forcée. C'est ensuite toute la Russie qui chante dans l'Elegie op.3/1 de Sergey Rachmaninov. Il y développe une sonorité ample dans une interprétation qui ne laisse pas indifférent. L'Etude pour les octaves de Debussy s'avère un excellent choix. Elle correspond bien à sa technique et il peut y faire l'étalage d'autres facettes de sa personnalité et de sa technique en nous faisant entendre des couleurs satinées d'un grand raffinement !

Incontestablement l'après-midi culmine avec le franco-iranien Nima Sarkechik (30 ans). L'andante grazioso (Sonate n.11 en la maj KV 331) est magnifique ! Elle est tout à la fois contrastée, chantante, colorée, brillante, d'une poésie touchante nourrie par un touché de très haut niveau !
L'étude pour les tierces de Debussy est du même acabit. Sarkechik est en récital, il tient son auditoire au bout de ses doigts précis. Que dire alors de l'Etude d'exécution transcendante Mazeppa de Liszt. Il est tout simplement exaltant ! On en oublie alors qu'il n'a pas encore joué Bach et les premiers applaudissements ont du mal à ne pas retentir. Il lui reste le Prélude et Fugue n.18 en sol dièze mineur BWV 863. Il résonne comme un bis. La construction est parfaite et la polyphonie coule naturellement jusqu'aux dernières mesures de la fugue ou se joue le petit drame de cet après-midi. Légère perte de concentration et trou de mémoire pour le pianiste qui tente d'improviser une fin cohérente. Le public est aussi frustré que lui. On ne peut qu'espérer que le jury ne lui en tiendra pas rigueur, eu égard à ce qu'il a prouvé avant, mais aussi parce que cela est probablement arrivé à tous les musiciens et membres du jurys présents dans la salle et parce que le concours ne peut pas se priver d'un tel musicien !
Michel Lambert

CONCOURS REINE ELISABETH : PREMIERE SOIREE ET DEJA QUELQUES SURPRISES

Le public est nombreux et attentif dans ce beau studio 4 de Flagey. Avant de parler des prestations, évoquons le poids pour les candidats de débuter le concours. Statistiquement, jouer en début de concours diminue les chances d'accéder aux tours suivants par rapport à ceux qui jouent en milieu ou fin de semaine. Le jury a peut-être moins de points de comparaisons… Mais c'est un concours : il faut bien démarrer et le tirage au sort met tous les candidats sur pied d'égalité.

C'est un Russe de 25 ans qui entame la soirée avec un beau Prélude et Fugue de Bach (n°7/BWV 876) bien contrôlé, chantant et souple. Dans la Sonate n° 21 "Waldstein" de Beethoven, Evgeny Sergeev montre qu'il posséde une grande et solide technique ainsi qu'une belle qualité de son; malheureusement, son interprétation manque un peu de structure et semble par moment chercher la suite des événements… Après une Étude de Liszt (Feux follets) très impressionnante, le jeune russe semble avoir oublié que Ravel était un compositeur français et non russe. Son Alborada del grazioso était diablement maîtrisé mais manquait cruellement de finesse et de clarté.

Le deuxième candidat, un Russe aussi. Mikhail Berestnev (25 ans) arrive d'un pas décidé et confiant. Un Prélude et Fugue de Bach (n°20/BWV 889) très lourd et avec beaucoup de pédale : un jeu très athlétique qui n'est pas sans charme. Sa Sonate de Haydn (Hob.XVI.50) est très réussie, bien aérée, avec beaucoup d'esprit. Dans la redoutable Étude (Wilde Jagd) de Liszt, Berestnev laisse place à toute sa fougue en prenant un tempo trop rapide. C'est avec la Troisième Sonate de Prokofiev qu'il met toutes les chances de son côté: un son parfait, une énergie incroyable et une expression très communicative. Une prestation un peu en dents de scie.

Avoir de grandes mains, c'est pour un pianiste un avantage non négligeable et le Japonais Ozaki Yuhi l'a bien compris en proposant l'Étude n°1 opus 65 de Scriabine que seuls quelques pianistes peuvent se permettre de jouer. Quel tempo et quelle aisance ! Aisance tout aussi remarquable dans la Mephisto-Valse de Liszt même si elle manque par moments de contrastes. Yuhi fut époustouflant de virtuosité dans l'Étude n°10 opus 10 de Chopin, encore un avantage des grandes mains… Il est des candidats aussi agréables à écouter qu'à regarder et Ozaki Yuhi en fait partie. Un jeu simple, sobre, sans grimace et d'un total contrôle.

C'est un beau choix audacieux qu'a fait le jeune Coréen Park Joo Hyeon (24 ans) de prendre comme oeuvre au choix la trop peu jouée Sonata tragica opus 39 de Medtner. Choix qu'il a assumé parfaitement en jouant avec brio, chaleur et beaucoup de sentiments. On aurait presque oublié qu'on assistait à un concours de piano. Dans la Sonate n°17 de Beethoven, Hyeon nous a donné une version très personnelle, très impressionniste surtout. Cela peut plaire comme l'inverse. En tout cas, il fait de Beethoven tout sauf un classique. Dommage que son Étude Liszt-Paganini n°6 ait été un peu trop précipitée.

La soirée se terminait avec une élégante Japonaise de 30 ans, Kawasaki Shoko. Ce fut assurément le plus beau Prélude et Fugue de Bach de la soirée. Très soigné, souple et d'un phrasé très naturel. Feux d'artifices de Debussy fut une réussite incontestable. Shoko a montré toute la palette de couleurs qu'elle avait dans son jeu : très perlé, clair et d'une grande puissance. Dans la Sonate n°3 opus 2 de Beethoven, Shoko a fait preuve de beaucoup d'adresse, de noblesse et surtout d'une parfaite connaissance du style. On sent un grande maturité dans sa manière d'aborder l'instrument et les différents compositeurs. On regrette un léger manque de maîtrise de soi dans l'Étude opus 2 n°4 de Prokofiev.
Une soirée riche en contrastes, en visions différentes et surtout en répertoire !
François Mardirossian

Lundi 6 mai : Ouverture du Concours Reine Elisabeth 2013 session piano

Comme annoncé précédemment, la session 2013 du Concours Reine Elisabeth est consacrée au piano. 283 jeunes pianistes avaient envoyé leur candidature accompagnée d'un DVD visionné par un jury qui en a sélectionné 75 pour participer aux 1ères éliminatoires. Douze se sont désistés, ce qui laisse place à 63 candidats représentant 18 nationalités -dont une petite trentaine, si l'on compte les double nationalités, sont asiatiques.

Les premières éliminatoires s'ouvraient donc ce 6 mai à 15h à Flagey, une salle dont on ne se lasse pas de découvrir les merveilles d'acoustique et de confort. Le programme de cette première épreuve comprend un Prélude et Fugue de J.S. Bach, le premier mouvement d'une sonate classique, éventuellement une oeuvre au choix du candidat, une ou deux Etudes choisies parmi les quatre proposées par le candidat.

C'est Zuo Zhang, une jeune chinoise de 23 ans qui essuyait les plâtres. Une agilité féline de bon aloi  parcourt les Etudes (Chopin op.12 n°2 et "Les degrés chromatiques" de Debussy) et la Tarentelle de Liszt; Bach par contre est maniéré et emphatique tandis que la respiration, si importante dans l'oeuvre de Schubert (ici la Sonate D 644 en La majeur), ne trouve pas à se dire.

Vient ensuite le premier des deux candidats belges: Yannick Van de Velde, un pianiste de 23 ans. A entrer son nom sur google, on constate un parcours déjà impressionnant. Il commence par la Sonate de Haydn (Hob. XVI.51), un choix courageux car l'oeuvre qui ne ménage pas les embûches n'est pas simple à défendre. Van de Velde le fait avec un classicisme serein et intéressant. Le Prélude et Fugue de Bach (n°21/BWV 866) se pare d'une belle découpe, d'une intelligence des phrasés, d'une conduite des voix soignée et chantante, d'une très belle main gauche, très claire. On ne s'étonne dès lors pas d'apprendre que le pianiste est également compositeur. Cette belle organisation mentale, on la retrouve également dans  l'Etude Paganini-Liszt (n°6) ainsi que dans La Valse de Ravel à laquelle s'ajoute l'élégance. Pas un temps mort dans une prestation où se déploient l'imagination sonore et une carrure rythmique omniprésente.

Décidément, c'est une après-midi des "23", l'âge aussi de Evan Wong, un Américain dont le visage respire l'Asie. Il a choisi le Prélude et Fugue n°13 en Fa dièse Majeur BWV 882 qu'il développe dans un beau chant sonore avec autorité dans la Fugue. Dans la 4e Sonate (op. 7) de Beethoven,  il ne semble pas certain des phrasés et noie trop dans la pédale. Vient ensuite un Nocturne de Chopin qu'il développe comme une longue Ballade improvisée mais dont on déplore l'afféterie appuyée. Viennent ensuite l'Etude pour les octaves de Debussy et l'opus 25 n°12 de Chopin. Un jeu sonore et bien rond mais qui ne nous semble pas suffisamment intériorisé.

La deuxième partie de l'après-midi s'ouvre avec Kim Sung-Jae, un Coréen de 22 ans qui débute sa prestation par le premier mouvement de la Sonate de Mozart KV 570 dont la main sculpte le chant de façon jubilatoire. Un long silence précède chacune des oeuvres à laquelle il va se livrer. Le Prélude et Fugue de Bach (n°7, Mi bémol majeur, BWV 876) est pris dans un tempo très rapide et on se surprend  même à entendre "swinguer" la Fugue. Jubilatoire je vous disais... mais "le style?" ne manqueront pas d'ajouter les puristes.  Tout roule magiquement dans une sorte de halo sonore dans La leggierezza de Liszt. Et c'est avec la 1ère Ballade de Chopin qu'il terminera sa belle prestation de pianiste, même si la fin est un peu brouillonne.

Le jeune Italien de 21 ans, Giuseppe Guarera, joue naturellement très bien du piano, un instrument qui ne semble pas devoir lui délivrer des secrets. C'est ainsi que se développe le Prélude et Fugue (n°24, si mineur, BWV 893).  De Mozart, il a choisi la Sonate K. 331  en forme de variations dont le 3e mouvement est la célèbre "Marche Turque". Même s'il s'agit de "variations", il est impératifs de trouver une cohérence, une "organicité" dans l'ensemble de celles-ci. C'est ce qui nous manque, car le son est très beau. L'Etude de Liszt (La Chasse sauvage) trahit ici toute sa "transcendance" et le pianiste semble surtout vouloir montrer qu'il en sortira vainqueur. Trop de démonstrativité ne peut rejoindre la musique. Par contre, dans la Valse op. 38 de Scriabine, le pianiste révèle de jolis dons de poète.

La première après-midi se terminait avec la prestation de Artem Yasynsyy qui nous vient d'Ukraine. Il a 24 ans. Le 4e Prélude et Fugue de Bach (ut dièse mineur BWV 849) se développe dans un esprit romantique et très chantant. La sonate de Haydn (Hob. XVI.50) témoigne d'un très beau classicisme habillé de plages de couleurs qui viennent magnifier l'architecture du texte. Très beau. Pourquoi, dès lors, choisir Mazeppa de Liszt et le Prélude et Fugue en ré mineur de Bach/Busoni qui demandent haute virtuosité et éclats sonores dévolus à l'orgue ? La sonorité devient alors peu soignée et noyée dans la pédale; le Busoni demande bien sûr de la puissance, mais cette puissance intérieure qui donne au son sa matière se confond ici avec bruit. Erreur de casting il me semble.
Bernadette Beyne
A demain pour de nouvelles découvertes !

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