8ème Concours International de Chant-Piano Nadia et Lili Boulanger
Mélodies sur fond de kalachnikov
Il y a presque 100 ans, le 21 mars 1918 tandis que les raids des gothas (gros bi-moteurs bombardiers) sur Paris faisaient plus de 200 morts, que le maigre convoi mortuaire de Debussy traversait les rues sous les tirs ennemis, l'Opéra reprenait « Castor et Pollux » de Rameau. Ce vendredi 13 novembre 2015, à l'issue de la Première épreuve du Concours bisannuel de Chant-Piano Nadia et Lili Boulanger distinguant les semi-finalistes, alors que les tirs proches de kalachnikov venaient de ravager Paris et que l'état d'urgence suspendait tout rassemblement public, le jury et les organisateurs du Concours Nadia et Lili Boulanger prirent la décision courageuse de poursuivre le Concours à huis clos. Ayant pu extraire le piano de la salle du Conservatoire d'art dramatique -d'extrême justesse!- et le transférer à la Fondation Singer Polignac qui offrit son hospitalité à l'improviste, les 10 duos semi-finalistes furent admis, compte tenu des circonstances, à se présenter tous en finale, le dimanche 15, avec leur programme (de 30 minutes) - soit 5 heures d'audition ! La mélodie retrouvait ainsi dans le grand salon vert et or, son cadre naturel d'origine puisque la Princesse Edmond de Polignac fut l'amie et mécène de nombre de compositeurs des œuvres ici chantées (de Fauré à Falla, Ravel ou Poulenc).
Revenons au Concours lui-même : sur 35 duos de chanteurs/pianistes inscrits, 27 se sont effectivement présentés dont nous avons pu entendre l'intégralité des prestations. Quelques observations : la rareté des voix masculine déjà - 4 voix d'homme (barytons) sur 27 chanteurs (dont le polonais Maciej Naczk âgé seulement de 23 ans) tous éliminés à la fin du premier tour. Côté ténor, le seul inscrit ne s'est pas présenté. Quant aux contre-ténors, en dépit de l'engouement public pour les Fagioli, Cencic ou Jaroussky, ils sont absents. Ensuite, en dépit d'efforts remarquables, la difficulté de la diction française pénalise fortement les chanteurs non francophones. Il est particulièrement sensible, lors de la finale, avec l’œuvre créée pour la circonstance : « Cabaret Voltaire ». Commandée à Graziane Finzi, elle s'intitule « Mélodie insolite et humoristique d'après le manifeste Dada d'Hugo Ball (1916) ». Cette pièce se présente en effet avec le charme de l'incohérence, du « coq à l'âne » musical, du passage constant de la voix parlée à la voix chantée, mais avec l'inconvénient de comporter beaucoup de mots et, encore plus de double ou triple sens -voire, pas de sens du tout. Il fallut donc bien du talent aux candidates non francophones (et même à certaines francophones !) pour mettre en valeur cette forme d'humour suranné. Auparavant, dans la première épreuve, la mélodie imposée d'Edouard Lalo résistait assez péniblement aux « test » des 27 écoutes successives. Sans compter les périls de l'interprétation - pas facile pour un solide baryton de chanter : « Captive et peut-être oubliée/ je songe à mes jeunes amours (...) S'il m'aime encor ! » susurrant d'une voix mourante « Suspend mon âme sur son cœur comme une fleur. » ! (en revanche, la suavité du poème de Gautier comme la ligne dolente de la mélodie s'accordaient à la languide beauté de certaines des concurrentes venues d'Extrême-Orient -la chinoise Qianyun Lin au legato souple et velouté par exemple !). Inversement, au terme des mêmes 27 auditions, le Lied « Frühling übers Jahr » d'Hugo Wolf (poème de Goethe) continuait de séduire, par sa fraîcheur, sa variété d'accents, d'humeurs, ses jeux de dissonance plus ou moins assumés, évités ou mis en valeur. Enfin, le modeste format vocal de certains concurrents laisse à penser que l'on dirige parfois vers le récital mélodique des sujets qui auraient fait autrefois d'excellents chanteurs d'opérette ou d'opéras bouffe. Reste que de tels prix consacrent des qualités de présence scénique, de diction, d'art du chant, de fine musicalité et de sensibilité poétique. Ainsi de Marta Fontanals-Simmons mezzo-soprano anglo-espagnole -Prix de Lied avec le pianiste Ricardo Gosalbo- qui conclurent leur récital avec un « Zueignung » (Richard Strauss) de toute beauté. Le duo Marie Perbost/Joséphine Ambroselli-Brault, captivant du début à la fin - et particulièrement émouvant dans « Zur Rosenzeit » (Grieg)- a reçu le Grand Prix de Duo. La jeune (22 ans) Adèle Charvet et le pianiste lyonnais Florian Caroubi ont tous les deux démontré des moyens prometteurs et proposé un programme stimulant (Turina, de Falla, Szymanowski notamment). Une diction claire soutenue par le jeu habité du piano leur a valu le Prix de mélodie. Sanja Bizjak déjà bien connue des salles de concert grâce à son duo à 4 mains avec sa sœur, a offert un accompagnement de rêve au soprano ultra léger de Magali Arnault Stanczak et la version la plus aboutie du « Cabaret Voltaire ». La mention spéciale qui leur est attribuée est grandement méritée. Des récompenses qui ont une valeur très particulière cette année. Un moment musical hautement symbolique.
Bénédicte Palaux Simonnet
Premières épreuves, jeudi 12 et vendredi 13 novembre. Finale dimanche 15 novembre 2015
PALMARES
Grand Prix de Duo Chant-Piano : Marie PERBOST, soprano et Joséphine AMBROSELLI BRAULT, pianiste. 12.000 €. Avec le soutien de S.A.S. le Prince Albert II de Monaco
Prix de Lied : Marta FONTANALS, mezzo-soprano et Ricardo GOSALBO, pianiste. 6.000 €
Prix de Mélodie : Adèle CHARVET, mezzo-soprano et Florian CAROUBI, pianiste. 6.000 €
Mention spéciale pour la meilleure interprétation de Cabaret Voltaire de Graciane Finzi, œuvre composée spécialement pour cette édition du Concours : Magali ARNAULT STANCZAK, soprano et Sanja BIZJAK, pianiste
Ces prix sont assortis de concerts programmés en 2016 :
- La Fondation Singer-Polignac qui offre un récital aux six lauréats en septembre 2016
- L’Académie Francis Poulenc de Tours qui offre une bourse et un récital au duo Adèle
Charvet, mezzo-soprano et Florian Caroubi, pianiste
- Le Festival Les Saisons de la voix qui invite à Gordes le duo Marie-Laure Garnier, soprano et Célia Oneto Bensaid, pianiste
- Le Festival Jeunes Talents
- Le Festival du Périgord noir
Membres du jury : Ronald ZOLLMAN, président. Pianistes : Imogen Cooper, Hartmut Höll, Pascal Rogé et David Selig. Chanteurs : Marcel Quillévéré, Éric Tappy, Karen Vourc’h et Patricia Wise
Candidats : 35 duos sélectionnés : 19 sopranos, 11 mezzos, 1 ténor, 4 barytons.
Nationalités : 2 allemands, 1 australienne, 1 belge, 5 britanniques, 1 canadienne, 3 chinois, 1 coréenne, 1 espagnol, 1 finlandais, 32 français, 1 grec, 4 japonais, 3 polonais, 1 russe, 1 sud-africain, 4 suisses.