23e Festival de Pâques de Deauville : excellence et surprises

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Il y a 23 ans qu’à la période de Pâques, la salle Elie de Brignac, la première salle française qui, en 1892, a connu la vente de purs sangs (aujourd’hui sept ventes aux enchères par an), devient haut lieu de concerts qui réunit les purs sangs de la musique de chambre. Sous l’égide d’Yves Petit de Voize (également conseiller musical de la Fondation Singer-Polignac), quatre générations de jeunes interprètes les plus en vue se sont succédé depuis 1997 au Festival de Pâcques de Deauville, parmi lesquels Nicolas Angelich, Bertrand Chamayou, Renaud Capuçon, Adam Laloum, Julien Chauvin, Justin Taylor, Quatuors Hermès et Arod, Jérémie Rhorer et le Cercle de l’Harmonie… Les deux derniers concerts de cette année, l’un consacré à la musique française et l’autre à une passion de Bach, résument eux seuls la caractéristique de la manifestation : excellence et surprise.

Soirée musique française

Le concert du vendredi 3 mai commence par l’Adagio de Guillaume Lekeu, transcrit pour septuor à cordes par le jeune compositeur Julien Giraudet répondant à la commande du Festival. Cette version de l’œuvre initialement destinée à un orchestre à cordes met au défi chaque instrumentiste qui doit réaliser l’ampleur orchestrale dans un dépouillement épuré. Heureusement, le Quatuor Hanson (Anton Hanson et Jules Dussap, violon ; Gabrielle Lafait, alto et Simon Dechambre, violoncelle, 2e prix au Concours de Genève et 2e prix au Concours Joseph Haydn à Vienne en 2016), ainsi que Raphaël Pagnon (alto), Adrien Bellom (violoncelle) et Simon Guidicelli (contrebasse), savent être éloquents dans leur subtilité, tout à fait en phase avec le sentiment indéfinissable que dégage la partition, voluptueuse mais quelque part résignée.

Cette volupté musicale est largement partagée avec la mezzo-soprano Ambroisine Bré, surtout dans le médium riche au timbre velouté dans le Nocturne de Guillaume Lekeu et la Chanson perpétuelle d’Ernest Chausson, deux pièces pour voix, quatuor à cordes et piano. Dans les Chansons Madecasses de Ravel (après l’entracte), elle montre une certaine sauvagerie dans les cris « Aoua ! » mais semble ne pas lâcher totalement ce sentiment d’alerte. Révélation classique de l’ADAMI en 2017, finaliste au Paris Opera Competition en 2018, elle possède un beau caractère soyeux qu’elle saura encore davantage explorer à sa guise.

Théo Fouchenneret (1er Prix ex aequo au Concours international de piano de Genève en 2018) qui les rejoint dans les mélodies de la première partie, a auparavant interprété Quelques danses op. 26 de Chausson. Œuvres injustement méconnues qui s’approchent des sources françaises anciennes (est-ce une prémisse du mouvement en faveur de la musique baroque, puisque certains affirment que ceci a commencé avec Saint-Saëns et ses contemporains ?), l’exécution demande une délicatesse avérée, ce que notre pianiste rend avec honneur. L’assurance de ses touchers, la variété de ses expressions et de ses couleurs, le tout dans l'élégance, font de lui un musicien noble que les amoureux du piano doivent suivre de près.

Pour conclure la soirée, les Hanson reviennent, cette fois-ci seuls, pour le Quatuor de Debussy. Une version haute en couleur, très différente de ce que l’on peut entendre habituellement mais la différence est difficile à expliquer avec des mots. Leur interprétation est ferme et habitée, mais jamais autoritaire, insistant sur des phrasés et des notes de manière inattendue, qui semble affirmer qu’on peut découvrir encore et encore une partition aussi connue et jouée dans le monde entier. Voilà une formation qui représente l’excellence française du quatuor, à suivre également.

Passion selon Saint Jean, deuxième version de 1725 par La Chapelle Harmonique

Quand on parle du violiste et chef Valentin Tournet, les propos sont toujours élogieux. Pour son jeune âge (né en 1996), c’est presque intriguant. Mais assister à ne serait-ce qu’un de ces concerts suffit à confirmer ces « rumeurs ». C’est assurément un musicien doué, voir surdoué. Ainsi, pour cette soirée de clôture du Festival, il a choisi la Passion selon Saint Jean, mais pas n’importe laquelle : la deuxième version, exécutée à l’Église Saint Thomas en 1725, très peu connue aujourd’hui. Pour nos oreilles, cette version frappe tant par sa musique que par sa contenance, dès le chœur initial, d’autant que l’effectif de l’ensemble est assez restreint. C’est une approche intimiste qui se veut, semble-t-il, plus près où à l’intérieur du drame. Outre ce choix, Valentin Tournet opte pour une recréation d’un sermon comme cela se pratiquait traditionnellement au temps de Bach. C’est le père Jean-Parfait Cakpo, curé de Deauville, qui se charge de prononcer ce sermon -qui remplace l’entracte- d’après le Livre d’Isaïe (chapitre 53), dans une intonation éminemment théâtrale. Un autre souci d’authenticité du jeune chef se manifeste dans l’accompagnement par lui-même, à la viole de gambe, de l’air Es ist vollbracht chanté par l’alto Alex Potter. La sonorité de l’instrument offre plus d’expressivité à cet air par rapport au reste de la Passion, en harmonie avec les paroles « Tout est accompli », alors que la voix posée sur chaque mot amplifie le caractère méditatif de la musique dans une belle projection.

Le ténor Stuart Jackson chante l’évangéliste à la tribune, comme pour veiller sur ce qui se passe sur la terre. Sa voix a des nuances variées, élastique et solide à la fois, prête à exprimer différents affects tant dans le récit que dans l’air. Thomas Stimmel, Jésus, est placé en dehors du chœur. Cet « isolement » et son intervention peu fréquente renforcent quelque peu le caractère solitaire du personnage, ce qui correspond à sa voix de basse au timbre tamisé. La voix aérienne de Marie Perbost est pleine d'une grâce qui fait transparaître l’honnêteté dans son interprétation. Dans l’air Zerfließe, mein Herze, la projection semble reculer, perdant légèrement la clarté, tout comme sa prononciation de l’allemand. L’arioso du tremblement de terre Mein Herz, indem die ganze Welt est magnifiquement exécuté par le ténor Thomas Hobbs qui communique chaque phrasé avec grande élégance. Enfin, Stephan MacLeod est un Pilate puissant et déterminé ; la résolution est aussi dans son timbre épais qui domine, mais l’équilibre avec l’ensemble n’est jamais perdu. L’orchestre La Chapelle Harmonique, ou plutôt l’ensemble, est caractérisé par des sonorités hétérogènes qui mettent l’accent sur celle de chaque pupitre. Cette diversité sonore participe avec bonheur à créer du clair-obscur théâtral plutôt que de chercher un modèle où prévaut une homogénéité lisse. En bref, la vision de Valentin Tournet braque le projecteur sur chaque personnage et sur chaque instrument, pour souligner leur humanité et leur sentiment intime.

Cette très belle interprétation a impressionné toute la salle qui a accordé un long silence après la dernière note, comme pour savourer intensément ce qu’on venait de vivre. C’est seulement lorsque Valentin Tournet, visiblement ému, a levé enfin ses regards qu’on s’est permis d’applaudir debout.

L’intégralité du Festival de Pâques et de l'Août Musical de Deauville (18e édition du 27 juillet au 10 août), dont quelques concerts ont déjà fait l’objet d’enregistrements par le label B-Records, sera bientôt transmise en directe sur www.music.aquarelle.

Photos © Claude Doaré

Victoria Okada

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