Plus d'amour ni de passions en 1984

par

Marie-Nicole Lemieux © Ulrica Arfvidsson

Un Ballo in maschera
Mais quel peut donc bien être le rapport entre l'opéra de Verdi (1859) et 1984, le roman dystopique d'Orwell (1949) ?  Colonnes grises et ternes, costumes numérotés, buste de Big Brother apparaissant sur le rideau, non, nous ne sommes pas au palais royal de Stockholm en 1792, mais dans le monde bureaucratique et étouffant de la société imaginée par l'écrivain britannique.

Pour connaître la raison de cette transposition opérée par le collectif catalan La Fura dels Baus, il faut se plonger dans le programme de salle. Verdi illustre le meurtre de Gustave III de Suède, et son opéra a subi les foudres de la censure d'un autre souverain, Ferdinand, roi des Deux-Siciles, précisément parce qu'il mettait en scène l'assassinat d'un roi. L'ardent révolutionnaire que fut Verdi ne pouvait qu'exécrer la monarchie absolue, qui soumet la société à sa seule loi. D'où...  1984. Si la vision est intéressante, et la réalisation assez cohérente, l'ensemble du spectacle ne convainc pas vraiment, les protagonistes étant ballottés dans cet univers sans vivre réellement leurs passions. Sans doute celles-ci sont-elle étouffées par Big Brother... Quant à l'émotion, elle est absente de ce monde, par définition. Et il n'y aura donc pas de direction d'acteur non plus. Et les masques ? Tous les personnages en ont un, qui ressemble à un casque de peau scarifiée. Durant le lugubre bal final, plus marche funèbre que fête brillante, ils arboreront tout de même un vrai masque, porté devant le visage. Heureusement, les lumière d'Urs Schönebaum apportent un peu de couleur, surtout dans la scène d'Ulrica : la devineresse descend des cintres dans un balcon nimbé d'un rouge profond, et ce tableau sera le seul un peu frappant, grâce aussi au talent de comédienne de Marie-Nicole Lemieux. Les autres chanteurs, laissés à eux-mêmes, peinent à exister, même le pétulant Oscar. Ce qui nous amène à l'aspect musical du spectacle, beaucoup plus réussi. Stefano Secco souligne l'intensité lyrique de Gustavo, le timbre est beau et la ligne lyrique s'épanouit pleinement dans le superbe duo du deuxième acte. L'Amelia de Maria José Siri, jeune soprano uruguayenne a dominé le plateau par sa voix lumineuse qui allie puissance et tendresse. Nous avions déjà admiré George Petean dans le rôle-titre du Duc d'Albe de Donizetti au Vlaamse Opera en 2012 : il confirme sa prestance, la souplesse de son legato et, malgré la mise en scène, une présence scénique indéniable. Présence également assurée par Marie-Nicole Lemieux, dont les graves sont toujours aussi étonnants ("Silenzio !"). Les coloratures de la toute petite Kathleen Kim ont ravi les oreilles et les conspirateurs de Tijl Faveyts et de Carlo Cigni ont bien assumé leur partie, tout comme Roberto Accurso dans la brève intervention de Cristiano chez la sorcière. Le grand triomphateur de la soirée fut sans conteste le maestro Carlo Rizzi : il poursuit cette longue tradition de chefs lyriques rompus au répertoire, qui forcent l'admiration depuis toujours. Sa direction enlevée et soutenue, d'une efficacité totale, recueillit les applaudissements chaleureux du public.  Applaudissements bien moins chaleureux lors des saluts de La Fura dels Baus...
Bruno Peeters
La Monnaie, Bruxelles, le 12 mai 2015

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