Chaya Czernowin, une âpre réflexion sur notre temps

par

Seltene Erde & Atara. Chaya Czernowin (1957-). Johannes Kalitzke, Klangforum Wien, Uli Fussenegger, Sofia Jernberg, Holger Falk, ORF Radio-Symphonieorchester Wien, Christian Karlsen. 64’51". 2025. Livret : anglais, allemand. Kairos. 0022248KAI.

Pour avoir vu certaines de ses œuvres sur scène (aux Donaueschinger Musiktage ou au Gaudeamus Festival), je sais l’expérience d’écoute des œuvres de la compositrice israélo-américaine (Chaya Czernowin naît en Israël moins de dix ans après sa création, y grandit avant, à 25 ans, d’élargir ses horizons académiques en Allemagne, au Japon, aux Etats-Unis – où elle vit maintenant, près de Boston, avec le compositeur Steven Kazuo Takasugi) susceptible de remuer entre les oreilles, tant sa musique peut se montrer farouche, ombrageuse, indomptée – à vif parfois, comme si l’animal qui la crée n’avait émergé à la lumière qu’il y a peu, presque par erreur, mais suffisamment fasciné par ce qu’il découvre pour ne pas faire demi-tour et explorer le monde dévasté.

Deux pièces monumentales font cet album, paru chez Kairos : Seltene Erde (« terres rares »), sous-titré alchimia communicationis (« l'alchimie de la communication »), se réfère directement aux minéraux précieux que nous surconsommons depuis l’émergence des téléphones intelligents (et des autres moyens de communication qui l’ont à première – et paradoxale – vue plus appauvrie qu’une épidémie de mutité), support de l’affichage de nos vies parfaites, aussi primordial que le sens de la vacuité nous est devenu superflu. Dans cette partition pour ensemble et contrebasse (Uli Fussenegger), aux accents âpres et rudes, aux apparitions et disparitions tranchantes, où l’instrument soliste (augmenté de ses propres enregistrements) figure le sol (d’où sont extraits les terres rares) et où l’orchestre, scindé en sous-groupes, se reconforme continûment, modulant des interactions suivant une ligne en apparence livrée à elle-même, la compositrice met en avant une forme d’optimisme, par laquelle la surexploitation de la planète (et les conditions dégradées des – parfois très – petites mains qui y sont employées) prend sens au travers d’une communication mondialisée qui véhiculerait rêves et nobles aspirations – candeur ou naïveté ? Qu’importe, pour peu qu’on ait l’ivresse et que la musique soit bonne…

On retrouve, dans l’imposant Atara, les « fusions impossibles et explosions improbables » dont parle le musicologue mancunien Martin Iddon à propos de l’art sonore de Chaya Czernowin : alors que l’orchestre (l’ORF Radio-Symphonieorchester Wien, dirigé par Christian Karlsen) se meut, posément mais avec une énergie menaçante et déplace d’imposants blocs, comme indépendants les uns des autres, certain que rien ne pouvait l’arrêter, les voix (Sofia Jernberg et Holger Falk), même amplifiées, peinent à se faufiler dans l’existence, fragiles, perdues, démiunies : au départ conçue comme une lamentation en lien avec le sentiment humain de toute-puissance – toutes les niches écologiques, ou presque, lui sont dues –, le projet prend de plein fouet la pandémie de Covid – et le sentiment, vertigineux et pénétrant, que le contrôle sur notre environnement, est bien plus lacunaire et illusoire qu’on ne le pensait. « À l'endroit où un chemin passait, maintenant un ruisseau coule. », dit le poème éponyme et inspirateur de son ami Zohar Eitan…

Son : 8 – Livret : 8 – Répertoire : 9 – Interprétation : 8

Bernard Vincken

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