Holger Falk magnifie les mélodies et les chansons de Darius Milhaud

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Darius Milhaud (1892-1974) : Mélodies et chansons, volume 1 : Trois Poèmes de Jean Cocteau, op. 59 ; Dans les rues de Rio op. 44a ; Poèmes juifs op. 34 ; Les Soirées de Pétrograd op. 55 ; Quatre Poèmes de Léo Latil, op. 20 ; Deux Chansons extraites de « Première Famille » op. 193 ; Vocalise op. 105. Holger Falk, baryton ; Steffen Schleiermacher, piano. 2021. Notice en anglais, en français et en allemand. Texte complet des mélodies en français avec traduction anglaise. 59.53. MDG 613 2271-2.

Le répertoire du baryton allemand Holger Falk (°1972), qui enseigne à l’Université des Arts de Graz depuis 2019, s’étend de Monteverdi à Wolfgang Rihm et comptabilise une série de premières mondiales d’opéras contemporains (on se souviendra de sa prestation à la Monnaie en 2007 dans Frühlings Erwachen de Benoît Mernier). Nous avions savouré, le 22 juillet 2020, son album Il Gondoliere Veneziano, un voyage musical dans la cité des Doges, paru chez Prospero, qui a rencontré un grand succès. Il est aussi très investi dans le domaine du lied (Schubert, Schumann, Brahms, Eisler, Rihm, Hauer) et dans celui de la mélodie française. Pour MDG, il a déjà gravé des pages de Poulenc avec Alessandro Zuppardo, de Satie et de Honegger avec le pianiste allemand Steffen Schleiermacher (°1960), qui est un partenaire régulier. Il propose aujourd’hui un programme consacré à des mélodies et des chansons de Darius Milhaud, annoncé comme un premier volume. Ce dont on se réjouit, car Holger Falk est non seulement un amoureux des mélodies françaises mais aussi un transmetteur de qualité ; il respecte d’ailleurs avec le plus grand soin la prononciation dont on salue la netteté.

On sait à quel point Darius Milhaud a été un compositeur prolifique ; son catalogue compte plus de 440 numéros d’opus où figurent un grand nombre de pages pour la voix. Homme de grande culture, Milhaud s’est nourri de la poésie d’écrivains de premier plan : Claudel, dont il a été longtemps le secrétaire et l’ami, Cocteau, Verlaine, Supervielle, Mallarmé, mais aussi Gide, Musset, Vildrac, Lucien Daudet ou Francis Jammes. Dans ses entretiens avec Claude Rostand, rédigés en 1952 à partir d’une série d’émissions radiodiffusées (Belfond, 1992), Milhaud confiait : La recherche de l’expression poétique d’un texte ne consiste pas seulement à donner un synonyme musical à la musique verbale de ce texte ou au poids de chacune de ses syllabes. Elle consiste surtout à en éclairer le sens, à donner un prolongement sonore et matériel -physique par conséquent- à ce qu’il exprime ; matérialiser l’idée qui est en ce texte, et aussi lui donner le mouvement dramatique qu’il implique (p. 105). Ce premier volume de Holger Falk en est une belle démonstration, d’autant plus que la sélection couvre, pour les neuf dixièmes, la production de la riche décennie 1910. 

Dès 1914, Milhaud s’inspire de quatre poèmes de son ami Léo Latil (1890-1915), qui sera tué au combat l’année suivante. Le compositeur utilise la technique de la polytonalité pour ces beaux textes délicats qui évoquent l’abandon, la douleur et le monde des oiseaux ; l’intéressante notice de Steffen Schleiermacher souligne que les cris du rossignol, dans le chant du troisième, sont presque du Messiaen. Les Poèmes juifs de 1916 sont d’essentiels textes anonymes, traduits de l’hébreu, qui exaltent l’âme d’un peuple, à travers huit chants dont les sept premiers, tour à tour dépouillés, douloureux, mystérieux sont d’une sobre expressivité. Il est question aussi bien de la nourrice, du laboureur ou du forgeron que de la pitié ou de la résignation, mais aussi de l’Amour (Des myriades d’étoiles sont là-haut au ciel,/Unique est l’Étoile qui éclaire mes ténèbres). Dans la Lamentation finale se bousculent la beauté, la noblesse et la pureté, mais aussi le sentiment d’abandon et l’espoir de la lumière. Un cycle admirablement distillé par Holger Falk dont la voix de baryton léger se charge d’une infinie tendresse pour ces pièces majeures. 

On savoure encore la légèreté de circonstance des rythmes latino-américains qui accompagnent les deux textes de Claudel Dans les rues de Rio de 1918, ou la verve ironique des Trois poèmes de Jean Cocteau dédiés à Erik Satie en 1919. La même année, les Soirées de Pétrograd consistent en douze très brèves mélodies (pour un total d’un peu plus de treize minutes) sur des textes du poète et critique musical René Chalupt (1885-1957), bien oublié de nos jours, mais dont de nombreux vers ont été mis en musique par toute une série de compositeurs. Ici, l’on est plutôt dans le domaine du cabaret, l’émigration russe est évoquée, de manière satirique, en deux parties : l’Ancien Régime et la Révolution. On admire la capacité de Milhaud à synthétiser parfois en quelques secondes la nostalgie, les souvenirs, la révolte, les allusions érotiques ou même l’ombre de Raspoutine. Quelle maîtrise dans la sobriété parodique de ces instantanés, que Holger Falk s’approprie avec tant de finesse !

La Vocalise sans texte de 1928 et Deux Chansons de 1938, destinées au théâtre sur des poèmes narquois de Supervielle, complètent une affiche délicieuse dans laquelle le baryton et le pianiste (dont on apprécie le son du Steinway D « Manfred Bürki » de 1901) font état d’une complicité en totale adéquation avec les pages de Milhaud. Même si d’autres albums consacrés à des mélodies ou des chansons du compositeur existent, avec des programmes qui se recoupent parfois avec celui-ci (Györgyi Dombradi et Lambert Bumiller chez CPO ; Jean-François Gardeil et Irène Kudela chez Maguelone), le duo Falk/Schleiermacher vient s’inscrire tout en haut de la discographie de ces pages en fin de compte trop peu fréquentées. On attend avec impatience le deuxième volume, d’autant plus que la présentation est irréprochable, y compris en ce qui concerne la reproduction du texte français de chaque poème ! 

Son : 10  Notice : 10  Répertoire : 9  Interprétation : 10

Jean Lacroix

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