René Jacobs donne une superbe version du Freischütz 

par

Carl Maria von Weber (1786-1826) : Der Freischütz. Opéra romantique en trois actes, op. 77. Christian Immler, basse (L’Ermite) - Polina Pasztircsák, soprano (Agathe)- Kateryna Kasper, soprano (Ännchen) - Maximilian Schmitt, ténor (Max), Yannick Debus, baryton (Kilian/Ottokar) - Matthias Winckhler, basse (Kuno) - Dimitry Ivaschenko, basse (Kaspar), Max Urlacher, (Samiel, rôle parlé); Zürcher Singakademie; Freiburger Barockorchester, direction :  René Jacobs. 2022.  Notice et livret complet en français, anglais et allemand. 138'. 1 coffret de 2 CD Harmonia Mundi.  HM 902700.01

Musicien curieux et subtil, interprète imaginatif et plein d’esprit, philologue classique de formation et forcément capable de lire un texte de très près, remarquable contre-ténor en son temps et donc fin connaisseur de voix, René Jacobs n’a pas son pareil pour dépoussiérer une partition. Après un magnifique cycle d’opéras de Mozart qui nous livrait un témoignage probant de cette façon unique qu’a le chef gantois de concilier sérieux musicologique et imagination recréatrice, voici qu’il s’attaque à présent à cette oeuvre-charnière et véritablement fondatrice du romantisme allemand qu’est le Freischütz de Weber. On y trouve en effet tous les ingrédients tirés d’un folklore familier qui ne pouvaient que toucher le public, en premier lieu allemand puis européen, de l’époque : forêts, ravins, chasseurs, vierges pures, démons maléfiques, sortilèges, revenants.

On sait que Jacobs ne déteste pas un certain interventionnisme dans son approche des partitions, mais ici on ne peut que se rallier à ses idées inspirées par la lecture soigneuse du livret de Friedrich Kind. Alors que Weber avait finalement renoncé à mettre en musique le rôle de l’Ermite au début de l’opéra (ne faisant intervenir le personnage de façon quasi miraculeuse qu’en toute fin de l’oeuvre), Jacobs -suivant ici les parties du texte que Weber n’avait pas mis en musique-  lui confie dès après l’Ouverture un air composé par le chef en puisant dans des thèmes de l’opéra. Et c’est une vraie réussite, tout comme la « Romance de Kuno » (toujours au premier acte) où les vers de Kind se voient adjoindre une musique tirée de Des Teufels Lustschloss de Schubert.

Dans l’intéressant et détaillé texte de la plume du chef, celui-ci -reprenant l’analyse du musicologue allemand Fabian Kolb- distingue les quatre strates essentielles de l’opéra romantique telles qu’on les retrouve dans le Freischütz : le fantastique et le surnaturel, le folklore lié au terroir, une nature dotée ici d’une âme, le religieux. Tous ces concepts se retrouvent dans ce Singspiel, autrement dit ce pendant allemand de l’opéra-comique français qui nécessite des chanteurs qui soient tout autant  comédiens pour rendre justice au texte parlé, puisque c’est par celui-ci que l’action progresse. Compte tenu des contraintes propres à un enregistrement sonore forcément privé de l’aspect scénique et visuel, René Jacobs explique également avoir voulu faire de ce ‘’Singspiel’' un ‘’Hörspiel’' (une pièce radiophonique ou littéralement, une pièce destinée à l’écoute), comprenant divers effets sonores (tonnerre, vent qui souffle, hurlements des loups) par ailleurs très réussis. Notons que le chef belge a aussi quelque peu élagué et modernisé le texte. 

Un heureux hasard veut que Jacobs ait pu réunir pour cet enregistrement une distribution vocale qui non seulement chante très bien, mais se révèle capable de jouer la comédie avec un naturel très convaincant dans des dialogues et mélodrames qui comptent pour plus d’un tiers de l’oeuvre. (On admirera d’autant plus l’allemand parfait des sopranos Polina Pasztircsák et Kateryna Kasper -respectivement hongroise et ukrainienne, du Russe Dimitry Ivaschchenko et du Belge Yannick Debus.)

Qui plus est, cette distribution composée de voix jeunes, fraîches et sûres, est une réussite sur le plan purement vocal. Maximilian Schmitt est un Max à la fois lyrique et viril, d’abord un peu timoré, puis gagnant peu à peu en assurance comme un témoigne son très bel air Durch die Wälder, durch die Auen…  précédé d’un magnifique récitatif accompagné où se mettent en  valeur clarinette et basson. Rival amoureux de Max et complice du diable Samiel, Kaspar trouve un excellent interprète en Dimitry Ivaschenko, basse noire qui évite heureusement d’en faire des tonnes dans ce rôle de mauvais. Dans le rôle -sérieusement réévalué par René Jacobs, comme on l’a vu- de l’Ermite noble et bon, Christian Immler fait preuve d’une belle noblesse. Quoique assez proches en timbre, les deux sopranos Polina Pasztircsák et Kateryna Kasper, caractérisent très bien leur rôles : Agathe simple et pieuse et s’éveillant doucement au sentiment amoureux -comme en témoigne son bel air Leise, leise- d’une part, Ännchen vive et taquine de l’autre. (On remarquera que dans cet opéra, les personnages féminins sont invariablement fins et sensibles et les masculins soit mal dégrossis, soit maléfiques). Tous les autres rôles sont très bien tenus.

Au-delà de l’inoxydable tube qu’est le Choeur des chasseurs, les interventions chorales jouent un rôle très important dans l’oeuvre et la Zürcher Singakademie offre ici une prestation irréprochable. 

Quant à la riche et imaginative écriture orchestrale de Weber, elle est servie à la perfection par le Freiburger Barockorchester que motive -comme le reste du plateau- un René Jacobs capable de combiner son indiscutable science à un infaillible instinct musical et théâtral pour nous offrir une nouvelle version de référence -servie qui plus est par une remarquable prise de son- de cette oeuvre de première importance dans l’histoire de l’opéra. 

Son 10 - Livret 10 - Répertoire 10 - Interprétation 10

Patrice Lieberman

 

 

 

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