Première mondiale de l’intégrale pour piano seul de Josef Bardanashvili
Josef Bardanashvili (°1948) : Fantasia ; Quatre courtes pièces sur des chansons populaires juives ; Sonates n° 1 et 2 ; Quatre Esquisses pour le théâtre et le cinéma ; Postlude ; Canticum graduum (Chant de l’Ascension). Ofra Yitzhaki, piano. 2022. Notice en anglais et en allemand. 82’ 42’’. TYXART TXA23182.
Né à Batumi, en Géorgie, station balnéaire et cité portuaire située au bord de la mer Noire, Josef Bardanashvili a étudié à l’Académie de musique de Tbilissi. Il s’est installé en Israël à partir de 1995, et y enseigne. Il vit aujourd’hui à Bat-Yam, ville du district de Tel-Aviv, sur les côtes de la Méditerranée. Le compositeur signale dans une note que la topographie de ces deux localités se confond dans son œuvre, à la manière d’un littoral imaginaire. La même note précise qu’Influencées par les grands compositeurs de l’ère soviétique, ses partitions dévoilent des traits dans la ligne de la quête spirituelle de Giya Kancheli, Géorgien lui aussi, et du polystylisme d’Alfred Schnittke, créant des connexions entre lumière et gravité. Bardanashvili se revendique aussi de l’éclectisme ethnique qui existe en Géorgie depuis des siècles. Son catalogue comprend de la musique orchestrale -dont quatre symphonies et quatre ballets- et concertante pour plusieurs instruments, de la musique de chambre ou pour le piano et des œuvres vocales, qui s’inspirent de textes religieux ou profanes. On y ajoute plusieurs opéras, dont un opéra-rock, et plus d’une centaine de pages destinées au théâtre ou au cinéma. L’intégralité de son répertoire pour piano seul est proposé par la pianiste israélienne Ofra Yitzhaki, qui signe également les textes de présentation des sept partitions, réparties sur près de quatre décennies de création, des années 1970 à aujourd’hui.
Le présent programme est placé sous le signe de l’insolite, certaines pages se révélant directement séductrices, d’autres austères, voire énigmatiques. La concision est souvent au rendez-vous. Allons d’abord vers les plus accessibles, en suivant, d’après son texte, le guide idéal qu’est Ofra Yitzhaki. Les Quatre courtes pièces sur des chants populaires juifs (1975) sont des miniatures qui évoquent des airs anciens adaptés de façon décorative, avec des couleurs inattendues, un peu à la manière des Bagatelles de Bartók. Des allusions au psaume 144, qui souligne la bonté fidèle du Seigneur, au Nouvel An juif, aux Livres des prophètes et aux anciennes traditions animent le discours. Un tout autre univers, plus détendu, celui de la musique pour le théâtre et le cinéma, est au cœur des récentes Cinq esquisses (2020). Différents styles les traversent, selon l’action ; on y relève le blues ou le dixie du sud des États-Unis, le jazz-tango, la mélodie pseudo-yiddish qui fait allusion à l’Holocauste, ou une valse lente.
On y ajoutera le Postlude (1993), qui polarise, non sans mélancolie, différentes approches, dont le jazz improvisé ou la danse andalouse, et la Fantasia (2004), où sont mélangés un lyrisme issu de Chopin, des échos d’un ancien air populaire géorgien et un rythme auquel le tango sert de modèle, avec des silences en suspension et de brusques ruptures du discours. Ou encore le Canticum graduum (2022), confrontation feutrée, puis cataclysmique, entre une approche dramatique de l’Au-delà et des aspects contemplatifs qui aboutissent à une paisible acceptation. Ofra Yitzhaki traduit tous ces univers spécifiques avec une concentration sans rigidité, laissant le chant s’installer, jusque dans les moments d’introspection. Ce travail en profondeur révèle la sensibilité et l’inventivité de l’interprète, tout comme celles du créateur.
Les deux sonates, distantes de dix ans, sont plus ardues à l’écoute, plus abstraites et plus mystérieuses, parfois jusqu’à l’évanescence. La Première (1974), composée sous le régime communiste, contient des accents que l’on peut considérer comme politiques. Les trois mouvements décrivent la vie sous une dictature. Le premier, Allegretto, se déroule dans une atmosphère calme, perturbée par des éclats qui symbolisent le tyran. Le Lento sostenuto oppose un son paisible à des frappes sur le piano, comme des coups sur une porte, sinistre rappel des angoisses de l’ère soviétique, qui persistent jusqu’au bout sous la forme d’une menace prolongée. Le final, avec son motif répétitif, ressemble à un cri que l’on a étouffé. Une partition sombre, aux accents douloureux. La Sonate n° 2 (1984), en deux mouvements, est d’un contenu différent. Le Vivo initial se nourrit de contrastes de style, allusions au baroque, à une prière juive, mais aussi à des élans beethoveniens, à des impertinences à la façon de Prokofiev, ou à du jazz détendu, avec une coda rappelant la psalmodie juive. Le bref Post Scriptum, de style postromantique, semble se dissoudre dans une sorte de question philosophique, comme une interrogation non résolue.
Ofra Yitzhaki sert ces univers variés avec une virtuosité contrôlée et une sincérité investie qui assurent aussi bien la part du drame que celle de la méditation ou de la légèreté. Cette musique, dense et insolite, sera une intéressante découverte pour les amateurs de raretés.
Son : 8,5 Notice : 10 Répertoire : 8,5 Interprétation : 9
Jean Lacroix