Jordi Savall habille « Les Saisons » de voiles transparents

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“Voilée de gris s’approche la douce lumière du matin ; à pas languissants l’indolente nuit se retire devant elle. Vers de sombres grottes s’enfuit l’aveugle légion des oiseaux de mort ; leurs mornes cris plaintifs n’oppressent plus le cœur angoissé. - Le héraut du jour s’annonce et de ses cris perçants, il appelle le paysan reposé à reprendre son activité.” 

Sur ces vers significatifs commence la deuxième partie des « Saisons » de Haydn, l’été. L’auteur du texte, Gottfried von Swieten, nous met d’emblée dans l’ambiance de l’œuvre. Et aussi, on dirait qu’il a eu la prémonition de comment ce merveilleux musicien qui est Jordi Savall a construit son interprétation. Car ces instruments dits « baroques », même s’ils sont souvent difficiles à manier par leur instabilité face aux changements de température ou d’humidité et ses difficultés pour la justesse, apportent une transparence, une lumineuse clarté à toutes les voix qui se sont réunies pour former cet ensemble d’orchestre et chœurs et nous offrir le dernier grand ouvrage d’un compositeur déjà à la fin de son parcours de vie, mais certainement pas dépourvu de vitalité. Il y a une autre analogie avec Savall : il se présente sur scène tenant une canne de sa main droite (à la suite d’une chute) et monte avec précaution sur le podium mais, dès que le son jaillit, sa vitalité, son écoute attentive et sa direction, plutôt minimaliste mais redoutablement efficace et empathique, nous plongent dans un univers où se mêlent ténèbres et rayons de lumière. Et, en même temps, tout ce déploiement d’énergie, de précision et de clarté laisse planer un voile de mystère car « Les Saisons » ont une signification qui va bien plus loin qu’une simple allégorie du bonheur et de la vertu de la vie paysanne, d’un respect de nos liens avec la nature prémonitoire des élans écologistes d’aujourd’hui. On a, effectivement, signalé des évidentes analogies symboliques avec les rites d’initiation maçonniques, absolument limpides dans le texte de clôture de l’oratorio : « Un printemps éternel règne et une félicité́ sans fin sera la récompense des justes. Qu’une telle récompense soit aussi un jour la nôtre. Efforçons-nous-y, aspirons-y… Que ta main nous guide, O Dieu ! Accorde-nous force et courage ; ainsi nous vaincrons et nous serons admis dans la gloire de ton royaume. Amen.”  

Reprise de Salomé à l’opéra de Paris : le triomphe de Lise Davidsen

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Deux ans après une première série de représentations tumultueuses et contestées, la production de Salomé de Richard Strauss dans la mise en scène Lydia Steier fait son retour sur la scène de l’Opéra Bastille avec comme argument majeur la prise de rôle de Lisa Davidsen dans le rôle-titre. La soprano norvégienne est absolument magistrale : la puissance de projection, la beauté du timbre, la sûreté incroyable de l'intonation, la musicienne semble ne pas avoir de limites à cette aisance vocale. La scène finale est un très grand moment, musicalement tétanisant par l’impact vertigineux qu’elle insuffle. La performance musicale est d’autant plus grandiose que la mise en scène n'épargne pas l'artiste. C’est assurément une prise de rôle majeure dans un développement de carrière exemplaire. 

Autre grand succès de cette reprise, la direction subtile et intelligente de Mark Wigglesworth au pupitre d’un orchestre de l’Opéra de Paris en démonstration. Le chef anglais concilie tension dramatique et soin apporté aux détails ou aux couleurs de l'orchestration. Sa direction est à la fois souple et tranchante et elle porte tant la dramaturgie que le déploiement de la narration tout en gardant le contrôle parfait du plateau sans jamais le couvrir. Le musicien recherche un lisibilité des phrasés s’appuyant sur les superbes couleurs françaises de la phalange, on admire aussi une Danse des sept voiles, plutôt lente et creusée dans ces contrastes d’une valse macabre. 

Restons dans la partie musicale en évoquant les autres protagonistes d’une distribution de haut vol avec parfois un luxe même dans les “petits rôles” avec l’excellent Pavol Breslik en Narraboth auquel il apporte son aisance vocale et le rayonnement de son timbre.  Wagnérien émérite,  Gerhard Siegel rend toutes les facettes vocales du rôle Hérode avec une intelligence musicale remarquable.  Ekaterina Gubanova est magistrale en Herodiade par sa puissance vocale et sa projection. Excellente prestation également de ​​Johan Reuter en Jochanaan, même s'il semble parfois un peu sur la réserve. Tous les autres chanteurs sont excellents et tous méritent des éloges d’un tel engagement musical dans un contexte scénique unilatéral.

La 2e édition du Festival Pianopolis captive les Angevins

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Concocté par une équipe soudée autour du musicologue Nicolas Dufetel et du pianiste Alexandre Kantorow, respectivement adjoint à la culture et au patrimoine de la ville et directeur artistique, le Festival pianopolis est devenu, à seulement sa deuxième édition, un rendez-vous incontournable de la vie cultuelle à Angers. Du 8 au 12 mai dernier, les pierres plusieurs centenaires avaient fait résonner les sons de musiques très variées, ouvrant à un public large des occasions de se retrouver pendant le long week-end de l’ascension.

Ambiance festive

Non loin du Château d’Angers — où l’âme du Roi René nous veille à travers la teinture d’Apocalypse, classée dans le registre international Mémoire du Monde par l’UNESCO —, le Jardin du Musée Jean-Luçat est particulièrement animé le temps d’un week-end. Sur la scène construite à l’occasion, le jeune pianiste Raphaël Collard propose quatre Ballades de Chopin. Le pianiste de 18 ans réussit à séduire l’audience malgré les conditions de plein air peu propice pour nuancer toutes les subtilités des compositions du Polonais. À deux pas de là, de l’autre côté de l’ancien cloître, un autre piano attire des amateurs. Des élèves du conservatoire à rayonnement régional ainsi que des amateurs se succèdent du matin au soir. Du jazz à la musique classique, en solo et à quatre mains, chacun apprécie l’écoute et le partage. La convivialité est le mot d’ordre de cet espace, renforcée avec plusieurs food trucks (camion cuisine mobile) proposant des plats fait maison.

Pour Orfeo e Euridice de Gluck à Varsovie, un trio vocal touché par la grâce

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Christoph Wiilbald Gluck (1714-1787) : Orfeo e Euridice, action théâtrale en trois actes, version de Vienne de 1762. Jakub Józef Orlinski (Orfeo), Elsa Dreisig (Euridice), Fatma Said (Amore) ; Il Giardino d’Amore, direction Stefan Plewniak. 2023. Notice en anglais, en français et en allemand. Livret complet en Italien, sans traduction. 84’ 45’’. Erato 5054197897535. 

Bach et Chostakovitch : transcendance et pouvoir salvateur de l’art, avec l’ensemble G.A.P.

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Salvation. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Sonate en sol BWV 1021. Prélude et Fugue en ré mineur BWV 875. Extrait des cantates Ich bin in mir vergnügt BWV 204, Ach Gott, wie manches Herzeleid BWV 58, Komm, du süsse Todesstunde BWV 161, Eine feste Burg ist unser Gott BWV 80, Gott, wie dein Name, so ist auch dein Ruhm BWV 171, O holder Tag, erwünschte Zeit BWV 210, Herr Gott, Beherrscher aller Dings BWV 120a. Dimitri Chostakovitch (1906-975) : Trio avec piano no 1 en ut mineur Op. 8. Prélude et Fugue en ré majeur Op. 87. Romances sur des poèmes d’Alexandre Blok Op. 127. Dorothee Mields, soprano. G.A.P. Ensemble. Emilio Percan, violon. Oriol Aymat Fusté, violoncelle. Luca Quintavalle, clavecin, orgue, piano. Juin 2023. Livret en anglais (traductions en italien, allemand, et texte des chants disponibles sur le site de l’éditeur). TT 79’09. Brilliant 97280

Identité musicale

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La récente disparition de Bernard Pivot a fait revivre des souvenirs qui n’étaient pas nécessairement littéraires : chaque vendredi soir, le Concerto pour piano n°1 de Rachmaninov servait d’introduction à Apostrophes, qui restera l’une des plus belles émissions culturelles à la télévision. Ce générique que nous avons entendu plusieurs centaines de fois a donné au « petit frère » des concertos de Rachmaninov une notoriété que seuls le deuxième et le troisième avaient acquises. Notoriété différente, basée sur un court extrait, notoriété dans les mémoires, chacun reconnaissant d’emblée cette musique, généralement sans en connaître l’identité. Ce qui est le sort de la plupart des génériques, à commencer par celui de l’UER, le Te Deum de Marc-Antoine Charpentier (pour être plus précis l’un de ses six Te Deum) dont la brillante carrière internationale de générique à la télévision publique débuta en 1953 avec le couronnement de la reine Elizabeth II. Plus tard, il allait connaître la gloire comme prélude à la plupart des retransmissions des grands évènements européens. Mais qui en connaissait alors l’identité ? Carl de Nys venait juste de l’exhumer et il n’y avait qu’un seul enregistrement sur le marché.

On peut se demander ce qui fait le succès d’un générique. Il doit en principe être en relation avec le sujet de l’émission, une sorte de mise en condition. Mais pas toujours. En dehors du goût personnel du producteur, quel lien trouver entre La Fileuse de Mendelssohn et Le Masque et la plume ? ou entre la Symphonie du Nouveau monde et Santé à la une ? Dans un cas comme dans l’autre, c’est la notoriété de la musique qui est mise au service de l’émission. Inversement, le générique des Dossiers de l’écran (Spirituals for orchestra de Morton Gould) aurait pu sortir son compositeur de l’anonymat. Mais c’était davantage un effet qui était recherché et non la mémorisation d’une musique associée à l’émission. On retrouve la même démarche avec Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss, autrefois générique du journal de La Cinq. À l’époque, cette musique était indissociable du film de Stanley Kubrick et, pour la majorité des téléspectateurs, ce n’était pas une œuvre de Richard Strauss mais simplement la musique de 2001 Odyssée de l’espace. Robert Hersant, alors actionnaire majoritaire de la chaîne, avait lui-même imposé ce générique. Peut-être voulait-il suggérer que ce journal allait évoluer dans un univers différent ? L’espace a toujours fait rêver.

Dans les années 1960-70, le vendredi soir, François Serrette avait à cœur de démontrer aux auditeurs de France Musique que Les Jeunes Français sont musiciens. Et pour préluder à chacune de ses émissions, un extrait de L’Enfant et les sortilèges de Ravel, « L’Arithmétique ». Rarement un générique suscita autant de curiosité. Seuls quelques connaisseurs l’avaient identifié et, à chaque écoute, un « qu’est-ce que ça peut-être ? » récurent trottait dans la tête de tout un chacun. Interrogé par le biais du courrier des auditeurs (impensable mais vrai, internet n’existait pas !), François Serrette donnait parfois la réponse à l’antenne, ce qui incita alors les plus curieux à vouloir connaître le chef d’œuvre ravélien dans son intégralité. Un bon générique bien ciblé peut donc avoir des vertus pédagogiques.