Pour Orfeo e Euridice de Gluck à Varsovie, un trio vocal touché par la grâce

par

Christoph Wiilbald Gluck (1714-1787) : Orfeo e Euridice, action théâtrale en trois actes, version de Vienne de 1762. Jakub Józef Orlinski (Orfeo), Elsa Dreisig (Euridice), Fatma Said (Amore) ; Il Giardino d’Amore, direction Stefan Plewniak. 2023. Notice en anglais, en français et en allemand. Livret complet en Italien, sans traduction. 84’ 45’’. Erato 5054197897535. 

Enchâssé dans un somptueux fascicule où abondent des images en couleurs d’une nature luxuriante, de psychédéliques photographies des solistes du chant, et des vues de l’enregistrement en studio, réalisé à Varsovie en janvier 2023, le présent album est, avant même toute audition, un régal visuel. Un bonheur n’arrivant jamais seul, on sort ravi de ces presque 85 minutes de plaisir musical et vocal, qui donnent à la première version d’Orfeo e Euridice de Gluck, sur un livret de qualité de Raniero de’ Calzabigi (1714-1795), un charme irrésistible. Ce Toscan, originaire de Livourne, ne s’est pas contenté d’écrire d’autres livrets pour Gluck (Alceste, Paride e Elena) ; il mena aussi une vie aventureuse d’homme d’affaires. Le Vénitien Giacomo Casanova, quoique lié d’amitié avec lui, en a laissé un portrait peu flatteur dans son Histoire de ma vie, à découvrir dans la biographie gluckienne de Jacques-Gabriel Prod’homme (Fayard, 1985, p. 92). 

Cette première version, italienne, d’Orfeo e Euridice, que le compositeur étoffera pour l’adaptation française de 1774 à Paris, a été créée au Burgtheater de Vienne le 5 octobre 1762. On ne reviendra pas sur le contenu, qui est connu, mais on rappellera que l’action commence après le décès de la nymphe, et que le sujet, joué devant l’impératrice Marie-Thérèse, avec le célèbre castrat Gaetano Guadagnini (1729-1762) dans le rôle principal, ne pouvait connaître qu’une fin heureuse : l’Amour, plein de compassion, prend le désespoir d’Orphée en pitié après qu’il ait regardé Eurydice, la renvoyant ainsi en Enfer, et lui rend sa bien-aimée. Les parties vocales et instrumentales de Gluck sont un enchantement du début à la fin de l’opéra, avec des airs plus beaux les uns que les autres. Particulièrement en forme, Orlinski allie une émotion permanente à une incarnation que l’on qualifiera de charismatique ; sa voix, autant élégiaque que vulnérable, claire et savamment projetée, avec une diction irréprochable, fait vibrer l’auditeur dès le premier acte, qu’il s’agisse de Basta, basta o compagni ! (n° 3), de Chiamo il mio ben cosi (n° 6) ou de Che disse ? Che ascoltai ? (n° 10). Le contreténor s’approprie totalement le rôle et le fait évoluer entre douleur et espoir ; le tout trouve son apogée dans la scène 1 de l’Acte III, le sublime étant atteint dans Che farò senza Euridice ? (n° 22). 

Dans une note de présentation, le contreténor rappelle qu’il a déjà eu l’occasion d’être Orphée sur scène à trois reprises, notamment à Paris, au Théâtre des Champs-Elysées, en septembre 2022, dans une mise en scène de Robert Carsen. Mais cette fois, en studio, il donne sa vision personnelle, à la fois comme interprète et comme directeur artistique d’un projet mené avec ses amis, le chef et violoniste Stefan Plewniak et l’ingénieur du son Mateusz Banasiuk. Il insiste en même temps sur la chance d’avoir à ses côtés deux chanteuses incroyablement talentueuses dont les voix sont absolument magiques, tout en ajoutant une précision que nous partageons, celle de pouvoir ressentir l’émotion à travers la voix d’une manière que l’on peut presque toucher. On englobera en effet ses deux partenaires féminines dans les éloges. Elsa Dreisig est une Eurydice tout à fait en harmonie avec Orphée : ses dialogues avec lui (n° 17, 18, 21) ont la touche juste, dans le même esprit d’expressivité douloureuse, et l’air Che fiero momento ! (n° 20) de la soprano franco-danoise résonnera longtemps au plus profond de l’âme de l’auditeur. Son timbre, que l’on sait pouvoir se révéler corsé, se joue des nuances de son personnage avec aisance. Fatma Said fournit une remarquable prestation en délicieux Amour ; la soprano égyptienne est à la fois malicieuse, sensible et si profondément musicale. Au niveau global du chant, ce trio est un véritable régal dont on se délecte.    

Il Giardino d’Amore pétille de mille ardeurs dès la Sinfonia inaugurale et va maintenir, tout au long de l’action, un équilibre qui ne se démentira pas (l’élégant et gracieux Ballo de l’Acte III !) grâce à une trentaine de musiciens jouant sur instruments anciens, dont quatorze vents, et une quinzaine de choristes, dont la souplesse relève de l’art consommé. Le chef polonais Stefan Plewniak (°1981) est en totale complicité avec le contreténor et les deux sopranos ; il leur offre un tapis instrumental aux riches étoffes, avec une généreuse palette de timbres. 

Avec cet enregistrement, joyau à thésauriser, on nage dans un océan d’enchantement, de grâce infinie, de fraîcheur vocale et d’investissement sans limites.  Que du bonheur ! 

Son : 9    Notice : 10    Répertoire : 10    Interprétation : 10

Jean Lacroix  

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.