A Genève, un ‘Daphnis et Chloé’ somptueux ! 

par
Nott

Pour ouvrir ses deux séries de concert ‘Symphonie’ et ‘Répertoire’, Jonathan Nott et l’Orchestre de la Suisse Romande présentent un programme entièrement consacré à Maurice Ravel. Pourrait rester en fond de tiroir ‘Frontispice’, pièce de deux minutes élaborée en 1918 pour deux pianos et une cinquième main sur trois portées ; sa polytonalité avec trois lignes mélodiques superposées sur fond chaotique déchiré par trois accords conclusifs est amplifiée par la transcription pour grand orchestre qu’en réalisa Pierre Boulez en 2007. Aussitôt finie, aussi vite oubliée !

Intervient ensuite le pianiste Alexandre Tharaud, soliste du Concerto pour la main gauche en ré majeur. Au lieu de concevoir le début de l’œuvre comme un magma incolore, le chef suscite avec précision l’apparition du contrebasson qui partage ensuite sa tristesse désabusée avec les cordes graves puis avec les cors. Alors que la tension atteint son paroxysme, le soliste, tendu par le trac, fait une entrée véhémente avec des arpèges vrombissants et des accords à l’arrachée. Dans un coloris plus clair, il livre ensuite un ‘più lento’ aux inflexions intimistes, rapidement bousculé par les cymbales et les cuivres ; une succession d’accords martelés et un ‘spiccato’ aux relents ‘jazzy’ avec de nombreux ‘glissandi’ provoquent les commentaires narquois des trompettes bouchées. Alors que le tutti semble l’emporter, le solo attaque la vertigineuse cadence finale en appuyant les graves et en faisant miroiter les voix intérieures sous un propos mélodique dont l’exacerbation éclate avec les torrents de triples croches dévalant sur le clavier. En bis, le pianiste nous offre dans un coloris limpide le Prélude pour la main gauche en ut dièse mineur op.9 d’Alexandre Scriabine.
La seconde partie du concert est entièrement dévolue à Daphnis et Chloé dans sa version intégrale de 1912 avec les interventions chorales, remarquablement restituées par le Chœur du Grand-Théâtre de Genève préparé par Alan Woodbridge. Dès les premières mesures, quelle dimension onirique prend l’Introduction avec cet apport vocal d’une rare consistance corroborant l’éveil de la nature avant d’en magnifier la grandeur. Puis le canevas s’anime avec la Danse générale et l’entrée emphatique de Dorcon dont Jonathan Nott accentue la charge grotesque pour dessiner ensuite avec nonchalance les ébats gracieux de Daphnis et de la nymphe Lycénion. La machine à vent et le trémolo des cordes instaurent alors un sentiment d’inquiétude qui se cristallise en un Nocturne ouatiné par les voix féminines, aussitôt dissipé par la sauvagerie émanant du camp des pirates : à la débauche de couleurs fortes et de traits cinglants répond par contraste la langueur suppliante d’une Chloé captive. Puis le célèbre tableau du Lever du jour procède graduellement par le cantabile des cordes graves rehaussé par les ‘glissandi’ de harpes et le bruissement des bois : la luxuriance des teintes s’estompe pour laisser place à une pantomime retenue par de subtils ‘rallentandi’. Mais le trille des flûtes actionne inexorablement la pulsation à 5/4 qui sous-tend une Bacchanale à l’exubérance irrésistible : preuve en est l’ascendant qu’elle exerce sur le public manifestant bruyamment sa joie !
Paul-André Demierre
Genève, Victoria Hall, les 4 et 5 octobre 2017

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