Melancholia, par les Dissonances
Proposé à Dijon avant la Philharmonie de Paris, Caen, puis Le Havre, le concert est intitulé « Melancholia », sans que l’on en comprenne bien le sens. Référence à Dürer, à Lars von Trier, dont le film peignait la résignation dans l’attente de la fin du monde ? La question demeure sans réponse, comme l’œuvre de Charles Ives… Etat de tristesse accompagnée de vagues rêveries ? Certainement pas.
En effet sont couplées deux œuvres dont le rapprochement est pour le moins inattendu. C’est une gageure que Rendering, restitution d’ébauches laissées par Schubert, en forme de 10e symphonie, organisée en trois mouvements, complétée et instrumentée par Luciano Berio. L'ensemble associe aux fragments originaux une trame où notre compositeur laisse vagabonder son imaginaire. « Tout en travaillant sur les esquisses de Schubert, je me suis proposé d’appliquer les critères modernes de restauration, qui s’efforcent de « rallumer » les couleurs d’époque, sans pour autant cacher les atteintes du temps et les vides inévitables dont souffre l’œuvre, comme c’est le cas de Giotto à Assise. » L’œuvre fut commandée et créée par le Concertgebouw d’Amsterdam. Plus qu’une curiosité, l’exercice est à la fois gratifiant, essentiellement dans les passages où Schubert n’est plus que prétexte, et frustrant pour qui viendrait y découvrir un semi-pastiche. On glisse ainsi de séquences authentiquement schubertiennes à des incises où la thématique donne lieu à un traitement original de déconstruction-reconstruction. C’est savoureux dès le premier allegro. L’andante, avec le célesta, commence de façon incertaine avant que Schubert se dévoile, prenant parfois les couleurs prémonitoires de Mahler ou la légèreté aérienne de Mendelssohn, avec des soli admirables. Le traitement des bois nous ravit. L’allegro final surprend par son écriture recherchée, sa polyphonie plus riche que celle que nous connaissons de Schubert avec, toujours, cette alternance de passages « originaux » et la fantaisie des séquences de Berio. Manifestement, les musiciens s’amusent comme ils le feraient dans une parodie de Gerard Hoffnung. L’émotion reste superficielle, formelle. Schubert ne sort pas grandi de cette aventure, malgré les qualités rares des interprètes.
L’ultime symphonie de Bruckner constitue le couronnement de son œuvre, annoncé par les monumentales compositions précédentes. La gestation en fut longue, de 1889 à sa mort, en 1896. Laissée inachevée, une fugue monumentale devait être au cœur d’un finale d’envergure, que beaucoup ont tenté de reconstituer. Ce soir, comme à la création, posthume, elle s'achève sur l’immense adagio. C’est une forme d’apothéose, puissante et lumineuse, à laquelle nous convient David Grimal et ses musiciens, en grande formation : les bois, les trompettes et trombones par trois, un tuba, 4 cors et 4 tuben, timbales et cordes. Ils ont fait le choix de s’inscrire à rebours d’une tradition d’épaisseur, de lourdeur indigeste, flirtant avec la grandiloquence ennuyeuse. Nous sommes en effet très loin de l’orgue romantique auquel font plus ou moins référence tant de chefs. Y compris dans les tutti grandioses, tout est clair, avec des textures diaphanes lorsque l’écriture les appelle. Jamais les ff et les fff des cuivres et des percussions n’écrasent pas les autres pupitres.
Le « feierlich misterioso » impose son souffle, gigantesque. Le scherzo, massif, oppose sa force tellurique, inexorable, impérieuse, terrifiante, à l’animation du trio, tourbillon de feux-follets. Enfin l’ample et merveilleux adagio, poignant « adieu à la vie » du compositeur, avec son choral puissant dédié à Dieu (« Dem lieben Gott geweiht »), permet à l’orchestre de s’épancher sans fausse pudeur ni emphase, tant cette musique est sincère. Bruckner, le " mystique, gothique, égaré par erreur au XIXe siècle " (Furtwängler), nous emporte par sa force, sa profondeur et son souffle. On sort dans un état proche de l’ivresse, à moins que ce soit cette exaltation au sublime du Maître de Saint-Florian.
Dijon, Auditorium, le 9 janvier 2020
Yvan Beuvart
Crédits photographiques :Gilles Abegg / Opéra de Dijon