A Genève, un ‘Don Giovanni’ aidé par les chanteurs 

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Un théâtre à l’abandon où les roseaux ont pris racine, deux ou trois rangées de sièges brinquebalants, une scène vide avec un écran en arrière-plan, tel est le décor unique imaginé par Falko Herold pour un Don Giovanni mis en scène par David Bösch ; la trame est transposée à notre époque, ce qui permet à Bettina Walter de vêtir les protagonistes et les villageois avec le n’importe quoi qui gomme les différences de classe sociale. Sous les éclairages violemment contrastés de Michael Bauer, un Leporello en salopette bleue balaie le plateau où apparaît une Elvira à lunettes noires avec ses valises ; canotier sur le crâne, Don Juan malmène une Anna en nuisette avant d’attaquer, poignard en main, un Commandeur cacochyme sous son béret noir. Dans ce monde de la nuit où les plus fortunés sniffent des lignes de coke, le valet ouvre un catalogue-cartable d’où sont jetés à l’avenant nombre de soutien-gorge criards, tandis que sur le théâtre défilent de pauvres filles de joie décharnées, exhibant le fanion de leur pays d’origine. Lors d’une soirée ‘disco’, a lieu le bal où, sous l’emprise des drogues, le burlador prend le balai pour un micro et assène son « Fin ch’han dal vino » juste avant l’entrée du trio des accusateurs sous masque animalier, qui entravera le ’slow’ des couples avinés. Véritable lendemain d’hier, le deuxième acte sombre carrément dans le ridicule avec une Elvira qui ne songe même pas à tourner la tête alors que Leporello tente de cacher son visage sous un feutre à larges bords et que son maître tente de se faufiler sous les fauteuils pour égrener sa sérénade. Pas de cimetière, pas de statue du Commandeur puisque le malheureux a été… incinéré ; lorsque l’urne s’entrouvre, il incombe à sa fille de recueillir pieusement les cendres. Et il va de soi qu’un barbecue suffira à suggérer le dernier festin ! Mais, ô miracle, de ce décor immuable que l’on ne supporte plus après trois heures de spectacle, surgit une image saisissante, celle d’un fantôme en noir qui profitera de la rupture inespérée du plateau pour libérer une lumière aveuglante qui happera l’effronté séducteur.
Si, dans la fosse, Stefan Soltesz accumule les imprécisions dans un tempo qui se veut rapide mais que suivent avec difficulté tant l’Orchestre de la Suisse Romande que le Chœur du Grand-Théâtre de Genève, c’est de la distribution vocale qu’émane l’intérêt de la production. Du rôle de Don Giovanni, Simon Keenlyside a fait depuis longtemps l’un de ses chevaux de bataille ; car il en possède l’outrecuidance péremptoire et le magnétisme d’une présence qui abat tous les obstacles, ce que traduit aussi un timbre toujours aussi consistant, doublé d’une expression théâtrale où le cynisme railleur soutient les tentatives de séduction. Sur pied d’égalité se profile le Leporello de David Stout, manipulant un jargon bon enfant truffé d’apartés excusant sa poltronnerie. Patrizia Ciofi se jette à corps perdu dans son incarnation de Donna Anna ; afin de palier une évidente usure des moyens, elle donne du corps à une voix dont elle sait arrondir les aigus dans une ligne de chant magistrale. Ramon Vargas procède de la même manière en dessinant un Ottavio élégant en mesure de négocier les traits d’ornementation d’ « Il mio tesoro intanto », tout en dégageant une impression de bonté compatissante. Absolument remarquable est le duo Zerlina-Masetto composé par une Mary Feminear, mutine sous son indubitable honnêteté, et par un Michael Adams arqué sur sa légitimité de futur conjoint, totalement réfractaire à la poudre aux yeux jetée par un aristocrate déluré. Par contre, l’Elvira de Myrtò Papatanasiu est en retrait, tant le son guttural et les aigus souvent douloureux qu’elle produit la réduisent au stéréotype de la virago maniant avec dextérité le colt ou le spray au poivre. L’on en dira de même de Thorsten Grümbel, Commandeur falot alors qu’il devrait avoir le grave d’airain d’un Gottlob Frick pour terroriser son monde. Donc, comme souvent ici, prima la musica e poi… la scena !
Paul-André Demierre
Genève, Opéra des Nations, première du 1er juin 2018

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