Mystérieuse splendeur d' « Ariane et Barbe-Bleue » à Strasbourg

par

© Alain Kaiser

Par quelles connexions secrètes l'intuition d'un metteur en scène -Olivier Py, rejoint- elle le génie du poète symboliste Maeterlinck et du compositeur français Paul Dukas ? - Énigmatique point de contact entre pôles contraires qui, ici, fait jaillir l'énergie explosive d'un chef d’œuvre...

Après bien des ratages ou des approximations, à Paris (Ana Vierbrock) ou Barcelone (Klaus Guth), le défi semblait insurmontable. Erreur ! La démonstration est maintenant faite de la puissance expressive de ce trésor du répertoire lyrique. Et avec quel éclat ! Car ce « conte musical » de Maurice Maeterlinck et Paul Dukas, en 3 actes, décrit la confrontation de la sixième femme de Barbe-Bleue avec son époux /Minotaure. Accompagnée de sa nourrice elle ouvre six portes déferlantes de pierres précieuses et, de la septième interdite, s'élève le chant des jeunes mortes qu'Ariane veut ramener à la lumière. Mais lorsqu'elle aura dominé l'amant bestial et calmé la force tellurique des paysans en colère, aucune des captives ne la suivra vers la liberté. D'une encre elliptique, toujours entre deux eaux, le texte onirique du grand poète belge est, en fait, un fabuleux tremplin. Sa vacuité ouvre un espace de création illimité. Ce qui a joué pour Debussy avec Pelleas et Mélisande a également fonctionné à merveille pour Dukas. On savait dès la création (1907) la somptuosité de la partition mais l'interprétation de l'Orchestre Symphonique de Mulhouse dirigé par Daniele Callegari en exacerbe ici les qualités : puissance dynamique, ampleur du geste, richesse wagnérienne des couleurs (cuivres notamment) ombrée de dérobades sinueuses, d'irisations d'un Orient rêvé, mais disciplinée par un esprit cartésien souverainement maître de son art. Tremplin aussi pour l' inspiration du metteur en scène Olivier Py et du décorateur Pierre-André Weitz. Et cela, par des approches exactement opposées ! Quoi, en effet, de plus étranger au pudique et agnostique Paul Dukas que cette ivresse d'académies masculines et féminines, que cette débauche d'incarnation ? Que ces chorégraphies sado-masochistes exacerbées d'érotisme aux ordres du Minotaure ? Que ce déplacement du centre de gravité de l'opéra -de la chanteuse principale Ariane vers le corps viril- véritable point focal dansant, rampant, exultant, dominant, blessé, alangui ? C'est que « Satan conduit le bal » comme chez Faust. Le Prince de ce monde est maître ici-bas et la libération ne peut être qu'intérieure. Ariane a échoué dès le premier accord, dès les premiers grondements de la foule, dès le premier mot : « A mort ! » crié par les paysans. Le décor opère une division de l'espace où le ciel devient le lieu des fantasmes originels (scène primitive du viol conjugal) et des rêves effrayants à la manière des peintres symbolistes belges (Spillaert, Ransy, Delvaux,...) tandis qu'à l'étage inférieur, il n'y a que des gravats et des tombes. Après le départ d'Ariane vers les « catacombes », les épouses mortes telles des vestales sataniques, célèbrent le culte du monstre en élevant au bout d'un bâton sa tête cornue. Ainsi, tenant la main des tragédies en musique de Lully et Rameau (Thésee aux Enfers dans « Hippolyte et Aricie ») la descente aux Enfers fascine et captive. On est au-delà du bien et du mal, à des années lumières des petites revendications politiques. C'est très profondément dans cette pulsion vitale que l'arc électrique entre la profusion fiévreuse de la musique et l'élaboration scénique se tend. Ariane représenterait-elle cette « grâce refusée » que pressent le metteur en scène ? On y verrait plutôt les terreurs du petit garçon écrasé par la virilité du Minautore et la désertion de la figure maternante (Ariane) - en consonance avec Maeterlinck que sa maîtresse créatrice du rôle d'Ariane appelait « Bébé » dans ses correspondances. Un regard si enfantin met à distance la violence du fantasme, comme la figure du loup dans le petit chaperon rouge et procure paradoxalement une impression touchante et amusante - (Quoi que ce conte musical ne soit pas du tout à conseiller aux enfants !).
La mise en scène fait feu de tout bois : tournettes, changements à vue, fumigènes, faucons, chiens courants, et, par son aspect shakespearien, rejoint là aussi Paul Dukas qui vénérait le dramaturge anglais et traduisit « La Tempête ». Si les accents enflammés d'Ariane correspondent à la stature et au format vocal de Jeanne-Michèle Charbonnet, sa tessiture peu homogène affecte la séduction vocale de l'héroïne libératrice. En revanche, Sylvie Brunet-Grupposo incarne une nourrice splendide, au chant large, stylé, riche de nuances comme de musicalité. Les filles d'Orlamonde (Aline Martin, Rocio Perez, Gaelle Alix et Lamia Beuque) sont aussi gracieuses vocalement que scéniquement. A défaut de legato, Marc Barrard assume la stature de Barbe-Bleue mais s'efface devant la virtuosité des danseurs et danseuses (qui est le chorégraphe ?). Citons enfin l'effet saisissant des très bons chœurs placés dans les loges d'avant-scène. Magistrale mise en scène à découvrir, voir et revoir.
Enregistrement prévu par France Musique et Culture Box.
Bénédicte Palaux Simonnet
Opéra National du Rhin, 26 avril 2015  

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