A Genève, un Idomeneo empêtré dans les fils… du destin

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Pour ce nouvel Idomeneo coproduit avec le Dutch National Opera Amsterdam et les Théâtres de la ville de Luxembourg, Aviel Cahn, le directeur du Grand-Théâtre de Genève, fait appel à Leonardo García Alarcón et au maître du Ballet de la maison, Sidi Larbi Cherkaoui, assurant à la fois la mise en scène et la chorégraphie. 

Un tel ouvrage a la grandeur de l’opera seria tributaire de l’héritage de Gluck et de Campra mais aussi l’hiératisme scénique qui rend difficile son approche. Dès l’Ouverture, Leonardo García Alarcón fait montre d’une indomptable énergie à la tête de sa Cappella Mediterranea renforcée par l’Orchestre de Chambre de Genève. Et Sidi Larbi Cherkaoui fait de même en mettant constamment en mouvement un univers qui est statique par essence. C’est pourquoi il demande à la scénographe japonaise Chiharu Shiota de créer un monde plastique qui change au gré des émotions des personnages.  Les jeux de lumière de Michael Bauer suggèrent donc un cadre d’action dont les pseudo-murs peuvent vaciller pour devenir les lames percutantes d’une mer démontée. Partout, des cintres jusqu’au moindre recoin du plateau, se répandent des fils rouges imbibés par le sang des victimes de la Guerre de Troie reliant le monde intérieur à l’extérieur, alors que le noir symbolise le cosmos et la nuit, le blanc, la pureté et le deuil. Les costumes conçus par le styliste Yuima Nakazato sont vecteurs à la fois de la force guerrière et d’une extrême fragilité.  La gestique imposée aux personnages principaux et à la population crétoise tient de l’ondulation serpentine récurrente qui finit par lasser, tant elle tourne au procédé artificiel. Comment ne pas sourire face à ce gigantesque biscuit rose censé représenter le monstre hideux envoyé par Neptune ou ces spirales métalliques contenant un éphèbe vecteur d’une bien charnelle réalité alors qu’Ilia évoque les zeffiretti lusinghieri ? Il faut donc en arriver à l’aveu d’Idomeneo, « La vittima è Idamante », pour qu’une insoutenable émotion fige ce perpetuum mobile en faisant surgir du noir des profondeurs un magnifique escalier où paraît le Grand-Prêtre du dieu marin, secondé par ses acolytes, annonçant que le courroux divin sera apaisé par l’abdication d’Idomeneo en faveur de son fils.

Sur scène, l’on prête d’abord attention à ce fils, Idamante, incarné en travesti par la mezzosoprano Lea Desandre, dont le metteur en scène se complaît à accentuer la féminité en ne l’habillant que sporadiquement en intrépide héritier du trône sous un bien étrange grimage bleuté. Mais sur l’ensemble de la tessiture, son indéniable musicalité conduit son phrasé en le chargeant d’émotion dès son aria de l’acte I « Il padre adorato ». Et ce père, Idomeneo, est campé par Bernard Richter, remplaçant Stanislas de Barbeyrac qui a déclaré forfait pour raison de santé. Spécialiste du rôle depuis 2006, il en a certes l’autorité dramatique dans le declamato mais se trouve aujourd’hui totalement dépassé par le redoutable « Fuor del mar » du deuxième acte dont il savonne les vocalises tout en perdant l’assise de la zone aiguë. Mais une fois passé cet écueil, l’émission finit par se stabiliser dès le terzetto « Pria di partir, oh Dio ! » en chargeant sa composition d’une bouleversante humanité.  Peu convaincante dans sa première aria « Tutte nel cor mi sento » avec ses véhéments passaggi en staccato, l’Elettra de Federica Lombardi doit parvenir à son « Idol mio se ritroso » du milieu de l’acte II pour donner consistance à sa ligne de chant. L’on en dira de même de l’Ilia de Giulia Semenzato, dépourvue de medium et de grave, laissant à un aigu erratique le soin d’éveiller les « zeffiretti lusinghieri » avant de gagner confiance pour assurer ses moyens dans le duetto du troisième acte « S’io non moro a questi accenti ». Par contre, malgré la verdeur nasillarde du timbre, Oscar Mancino affronte bravement le recitativo « Sventurata Sidon ! » et l’aria « Se colà ne’ fatti è scritto » d’Arbace, le confident d’Idomeneo. Le jeune ténor Luca Bernard a l’autorité péremptoire du Grand-Prêtre de Neptune, atout qu’il partage avec l’Oracle de la basse William Meinert. Et le Choeur du Grand-Théâtre de Genève, préparé par son nouveau chef, Mark Biggins, est remarquable d’intensité tragique sous la direction de Leonardo García Alarcón qui porte à bout de bras cette contestable production sans fléchir un instant tout au long de ce spectacle qui semble interminable…

Genève, Grand-Théâtre, le 21 février 2024

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