Grâce à une association des amis de l’artiste soutenue par la Fondation Francis et Marie-France Minkoff, se produit, au Victoria Hall de Genève, Nikolay Khozyainov, un pianiste russe époustouflant qui aura trente-et-un ans à la mi-juillet. Diplômé du Conservatoire de Moscou, il y aurait débuté à l’âge de sept ans, avant de paraître à Munich et à Francfort, au Théâtre des Champs-Elysées, au Wigmore Hall de Londres, à Carnegie Hall, au Suntory Hall de Tokyo. Il poursuit actuellement ses études à la Hochschule für Musik de Hanovre auprès d’Arie Vardi, tout en développant une activité intense en tant que compositeur. Et l’on peut se demander pourquoi il est si peu connu.

Interloqué par un programme exigeant incluant la Troisième Sonate de Scriabine, la Rhapsodie Espagnole de Liszt et les Tableaux d’une Exposition, je me glisse dans le public avec une certaine méfiance, annihilée immédiatement par la sonorité ample mais dépourvue de toute dureté émanant des premières mesures de l’opus 23 de Scriabine. La pédale de droite prolonge l’intensité des graves qui soutient les élans dramatiques du début, auxquels répond un cantabile d’une extrême fluidité, innervé d’inflexions pathétiques. L’Allegretto tient de la chevauchée fantastique, brièvement interrompue par une halte rêveuse, alors que l’Andante cultive une poésie interrogative que suscite une main gauche anxieuse. Et le Final s’édifie par les contrastes dynamiques virulents aboutissant à un motif de choral, anguleux dans sa proclamation victorieuse, avant de sombrer dans le néant.

Dans la même veine, s’inscrit une Fantaisie que Nikolay Khozyainov vient de composer, en élaborant un dialogue intimiste à deux voix qui se développe en crescendo pour parvenir à une méditation sur la vanité des passions et conclure par une péroraison quelque peu factice par sa grandiloquence.

Pour achever la première partie, le pianiste s’attaque à l’une des pages les plus redoutables de Liszt, la Rhapsodie espagnole, datant de 1863. Il y fait valoir une maestria technique hors du commun, tout en ébauchant à la pointe sèche les motifs tirés des Folies d’Espagne et de la Jota aragonese dont il irise les volatine dans l’aigu et livre à l’arraché les gruppetti propulsant le flux mélodique qu’engloutira une stretta fulgurante. 

La seconde partie est entièrement consacrée aux Tableaux d’une Exposition de Moussorgsky, dont Nikolay Khozyainov s’ingénie à diversifier les diverses Promenade en leur conférant un caractère annonciateur de ce qui va suivre. Ainsi Gnomus ose désarticuler les enchaînements de séquences afin de les rendre inquiétantes, tandis qu’un lento tragique enveloppe Il vecchio castello. L’évocation des Tuileries joue du rubato ironique qui fera pépier les Poussins dans leurs coques, alors que Bydlo progresse sur de massifs tutti que les aigus de tessiture allégeront d’inflexions réconfortantes. Le persiflage des deux Juifs Goldenberg et Schmuyle bute sur l’agitation insensée du Marché de Limoges qu’absorbera le silence sépulcral de Catacombes laissant affleurer d’étranges battues en tremolo. Par ses octaves percussives, Baba Yaga déchaîne une orgie sabbatique qu’emmurera une Grande Porte de Kiev, incolore sous de pâles éclairages, que le carillon des cloches finira par magnifier.

Après un tel programme, le jeune artiste répond à l’enthousiasme du public en lui concédant six bis allant de l’Etude op.8 n.12 de Scriabine à la Première Gymnopédie d’Erik Satie, du Non Allegro de la Deuxième Sonate op.36 de Rakhmaninov au Clair de lune de Debussy, sans parler de ses improvisations sur le Libiamo de La Traviata et de la Scène du triomphe d’Aida à vous laisser abasourdi par une virtuosité à couper le souffle.

Genève, Victoria Hall, le 5 juin 2024

Crédits photographiques :  Marie Staggat