A la Grange de Meslay : la maturité rayonnante de Nelson Goerner
Amoureux de la France, le grand pianiste soviétique Sviatoslav Richter rêvait d’y trouver un lieu patrimonial, dans une nature préservée, pour y créer un festival. C’est en parcourant la Touraine avec des amis français en 1963 qu’il découvrit la Grange de Meslay, un lieu absolument magique datant du XIIIe siècle, situé non loin de Tours et miraculeusement préservé en dépit des vicissitudes du temps et de l’histoire. Le premier festival eut lieu l’année suivante avec une aura particulière due à l’immense célébrité du pianiste né à Jytomyr, une ville située dans l’Ukraine actuelle. C’est ainsi que les plus grands musiciens d’hier (David Oïstrakh, Dietrich Fischer-Dieskau, Pierre Boulez, Jessye Norman, Olivier Messiaen, Elisabeth Schwarzkopf et tant d’autres) et d’aujourd’hui se sont succédés depuis lors dans cet endroit à la fois champêtre et raffiné.
La grande nef de la grange (60 mètres) recevait Nelson Goerner, un habitué des lieux, pour l’inauguration du Festival 2025. Généreux, il nous offrait un (très) long et exigeant programme commençant d’emblée par une pièce de résistance, la Sonate N° 28 en la majeur, op. 101 de Beethoven, donnant tout de suite le ton à un récital d’un niveau musical particulièrement élevé, témoignant de l’exceptionnelle maturité artistique du pianiste argentin. Dans l’acoustique un rien sèche de cette véritable cathédrale de bois, Nelson Goerner a délivré des trésors de subtilité dans cette oeuvre de vaste envergure, jonchée de difficultés qui n’ont rien de spectaculaires pour le public, en particulier dans le finale enchaînant fugato et fugue dans une écriture savante qui frise l’intellectualisme. Fort heureusement, Nelson Goerner a su aussi en dégager un certain humour pince-sans-rire, une des constantes du caractère beethovénien.
Après ce monument du répertoire pianistique, la fantaisie du Carnaval op. 9 de Robert Schumann était la bienvenue avec son cortège de personnages divers et variés et son alternance de rêverie et d’amour, dans un esprit fantasmagorique inspiré par la commedia dell’arte italienne associé à une invention schumanienne peuplée de fantômes, comme autant de doubles de la personnalité fiévreuse et parfois délirante de Schumann. Avec une sonorité toujours pleine et subtilement timbrée, Nelson Goerner a su merveilleusement caractériser ces 21 miniatures qu’il s’agit de décrire en quelques mesures.
Après cette première partie constituant déjà à elle seule un programme de récital presque complet, Nelson Goerner s’attaqua aux Dix Préludes op. 23 de Rachmaninov dont il s’appliqua à dégager l’intime poésie de l’écriture sans en négliger les moments de pure mélancolie, sa technique superlative étant constamment au service de la pensée musicale et toujours prompte à exprimer les grandes vagues romantiques du compositeur russe, mais aussi des folles Arabesques de concert sur des thèmes du Beau Danube bleu d’Adolf Schulz-Evler, un défi technique vertigineux pour les pianistes qui concluait ce programme en beauté. Nelson Goerner en donna une traduction éblouissante, sans aucun effet de manche et sans avoir l’air d’y toucher, comme si jouer cette pièce ultra-virtuose était facile pour lui. Un moment de pure jouissance pianistique et musicale !
Autre rendez-vous au sommet, dimanche 15 juin, avec un duo de choc constitué par le jeune violoniste Aylen Pritchin et le pianiste Maxim Emelyanychev que les mélomanes connaissent mieux comme chef principal de l’excellent ensemble baroque Il Pomo d’Oro. C’est le pianiste qui menait d’ailleurs la danse dans ce programme racontant en musique la tendre amitié unissant le couple Schumann à Brahms. Les Trois Romances pour piano et violon op. 22 de Clara Schumann venaient rappeler le talent d’une compositrice que la vie de famille et la présence d’un mari encombrant avaient condamnée à un silence presque complet. Dans une grande écoute mutuelle, les deux musiciens russes ont rivalisé d’expression et de noblesse au cours des deux sonates de Brahms et de Schumann. L’adagio de la Deuxième Sonate pour clarinette (ou alto) de Brahms offert en bis fut un véritable état de grâce ; le temps fut soudainement suspendu… comme si nous étions invités à une séance de musique de chambre entre Clara et Johannes au soir de leur vie.
Entre ces deux concerts d’exception, celui de samedi faisait un peu pâle figure avec le Quatuor Fidelio en deçà des deux immenses chefs-d’œuvre de Mozart qu’ils proposaient : le Quatuor en ut majeur, K. 465 « Les Dissonances » et le merveilleux et crépusculaire Quintette pour clarinette et cordes en la majeur, K. 581 que Lilian Lefebvre jouait sur une clarinette en la moderne. Jouer juste et propre ne suffit pas à transmettre le message déchirant d’un Mozart arrivé au summum de sa puissance expressive.
François Hudry
La Grange de Meslay (Indre et Loire), 13 au 15 juin
Crédits photographiques : François Hudry / DR