Anastasia Kobekina, un oiseau dans la basilique, pour chanter Bach et neuf siècles de musique

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La basilique Saint-Denis, dans la ville éponyme aux portes de Paris, est une cathédrale qui peut accueillir un millier de spectateurs. Le Festival de Saint-Denis, de renommée internationale, s’y est installé depuis plus d’un demi-siècle. Sa programmation, par les musiciens invités et les œuvres jouées, est aussi prestigieuse que celle des plus grandes salles de concert du monde.

La renommé d’Anastasia Kobekina est bien sûr plus récente, mais dans une belle dynamique également. Née en 1994 en Russie, elle y a commencé le violoncelle à quatre ans. En 2006, elle entre au très exigeant Conservatoire de Moscou, avant de venir se perfectionner, à partir de 2016, en Allemagne et en France. Lauréate de nombreux prix internationaux, elle est présentée par le programme de salle comme « une violoncelliste d’exception reconnue pour sa musicalité rayonnante, sa technique éblouissante et sa polyvalence artistique ». On ne saurait mieux dire.

Seule avec son violoncelle, elle avait investi le chœur haut de la basilique. En effet, cet édifice, qui frappe par sa hauteur et sa luminosité, a la particularité d’avoir un chœur qui a été surélevé un siècle après sa construction. Pouvant accueillir, lui, deux cents spectateurs, il domine donc la nef. L’impression y est à la fois grandiose et apaisée. Y assister à un concert, alors que le reste de la cathédrale est entièrement vide, nous donne un sentiment très privilégié. 

L’acoustique y est exceptionnelle. Avec certes beaucoup de réverbération (sans doute moins, cependant, dans le chœur haut que dans la grande nef), elle nous enveloppe et donne une sensation de douceur extrêmement bienfaisante. Surtout avec une musicienne telle qu’Anastasia Kobekina, qui en joue parfaitement. Elle ne cache pas en ressentir un plaisir qui semble même physique. Et puis, sa proximité avec un public assez restreint lui permet les nuances les plus ténues. Elle parle volontiers (dans un excellent français) au public, présentant les œuvres, sans hésiter à aller sur un terrain très personnel. Elle induit un tel rapport de familiarité que certains spectateurs vont jusqu'à réagir à ses propos !

Au programme, trois des six Suites pour violoncelle seul de Bach. Elles adoptent toutes la même structure : Prélude, puis une suite de cinq danses : les trois premières sont immuables (Allemande, Courante, Sarabande) ; la quatrième est une « galanterie » qui varie selon les Suites (Menuet, Bourrée ou Gavotte) ; la dernière est une Gigue. À saint-Denis, chacune était introduite par une courte pièce, plus ou moins liée au Prélude suivant.

Avant la Première Suite, O frondens virga d’Hildegard von Bingen, cette sainte du XIIe siècle (donc contemporaine de la reconstruction de la cathédrale Saint-Denis) qui nous a laissé plusieurs dizaines de chants liturgiques. Le début est à peine audible. Un bourdon (note basse tenue, à la manière d’une cornemuse, qui crée un effet de suspension) sur le ré, le violoncelle servant également d’instrument de percussion (sur le fond ou sur la touche), et Anastasia Kobekina enchaîne, sans interruption sonore, avec Bach.

Avant la Cinquième Suite, une pièce du compositeur vivant qu’Anastasia Kobekina nous présente comme son préféré : Vladimir Kobekin... qui n’est autre que son père ! Intitulée Narrenschiff (« Bateau ivre »), elle nous emmène sur une tempête en mer, et utilise de manière récurrente un thème médiéval. Difficile d’imaginer plus... imagé. Nous en retrouvons, dans le Prélude qui suit, le drame et l’incertitude.

Avant la Troisième Suite, Pianissimo de Pēteris Vasks. Il s’agit de la deuxième pièce du diptique Grāmata čellam (la première étant, naturellement, Fortissimo), composé en 1978. On y retrouve le bourdon du tout début du concert. Le compositeur fait appel à la voix de l’interprète. Celle d’Anastasia Kobekina est à la fois chaude et intime, et se fond merveilleusement avec la sonorité de son stradivarius de 1717 (c'est-à-dire contemporain des Suites de Bach). Cette pièce a en commun avec le Prélude suivant une fluidité tout aérienne.

La vision qu’a Anastasia Kobekina des Suites de Bach est extrêmement personnelle. Dans les Préludes, elle fait preuve d’une liberté absolue. On connaît le caractère improvisé de ses pièces, qui (entre autres) servait à l’interprète, en tout cas pour les claviers, qui la plupart du temps restaient à demeure, de tester un instrument qui ne lui était pas familier. Rien de tel ici, bien sûr, mais le même état d’esprit. Par moments, Anastasia Kobekina semble chercher l’inspiration en dirigeant son regard vers le fond de l’immense nef, face à elle.

Elle joue les Allemandes avec une sonorité volontiers effleurée, comme des histoires que l’on raconte les yeux fermés. Elle possède une technique d’archet qui lui permet de faire sonner une note en semblant à peine toucher les cordes. 

Ses Courantes sont nettement plus nerveuses. Nous admirons ses attaques d’archet, d’une diversité rare.

Les Sarabandes, lentes, sont généralement le sommet émotionnel des Suites. Anastasia Kobekina leur donne une profondeur bouleversante, sans pour autant tomber dans aucun pathos. Au contraire, il y a toujours une certaine joie dans son interprétation, notamment grâce aux ornements dans les reprises, particulièrement vivifiants. Et puis, toujours, cette vie dans son archet, absolument prodigieuse.

Les « galanteries » des Suites choisies par Anastasia Kobekina (dans l’ordre : Première, Cinquième et Troisième) sont, respectivement, des (le pluriel s’impose, car chaque fois c’est une double danse) Menuets, Gavottes et Bourrées. C’est dans celles-ci que nous sentons le mieux le caractère dansant de toutes ces pièces. Cependant, il serait probablement difficile de réellement danser à leur écoute, tant la liberté rythmique de l’interprète serait déstabilisante (au sens le plus physique du terme). Sans aller jusqu'à donner envie de danser, l’énergie en est communicative... non sans humour parfois.

Sous les doigts d’Anastasia Kobekina, les Gigues ont quelque chose de ludique et de débridé, sans rien de superficiel ni de rustique, d’une vitalité et d’une grâce folle.

Le visage d’Anastasia Kobekina exprime toutes ses émotions musicales : elle plisse les yeux, sourit, se surprend et se fait peur elle-même. Tout, dans son attitude, qu’elle joue, qu’elle chante ou qu’elle parle, fait penser à un oiseau qui jubile de vie, d’insouciance, de créativité. Quand, au beau milieu de la Sarabande de la Troisième Suite, un véritable oiseau, qui s’est introduit dans la basilique, nous offre son chant joyeux, c’est comme un compagnon qui l’a rejointe. Elle ne semble pas perturbée, mais le cherche du regard, et c’est un dialogue qui s’installe. Nous y assistons, radieux.

Le concert se termine avec Fandango, une pièce écrite à l’origine pour guitare par Luigi Boccherini, à la fin du XIXe siècle, et arrangée en 2015 pour violoncelle par le compositeur et violoncelliste italien Giovanni Sollima. Elle a la particularité d’utiliser un accord de l’instrument inhabituel, la corde la plus grave étant encore abaissée d’une tierce. Cela génère des sonorités pour le moins étranges. C’est une œuvre d’une difficulté redoutable, notamment pour la justesse avec des doubles-cordes périlleuses (et des effets de main gauche inédits) mais aussi pour l’archet, utilisé telles des castagnettes en rebondissant, faisant entendre le bois de la baguette, sur les cordes. Anastasia Kobekina se joue de tout cela avec gourmandise, et cette fois, avec les cris demandés par le compositeur, elle se transforme en lionne féroce.

En bis, la partie chantée de la chanson vénitienne Canto della Buranella, arrangée par Nino Rota. S’accompagnant au violoncelle en pizz, telle une guitare, Anastasia Kobekina, en moins d’une minute qui passe comme un rêve, conquiert définitivement le public.

Saint-Denis, Basilique Saint-Denis, 10 juin 2025

Crédits photographiques :  Festival de Saint-Denis/Edouard Brane

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