A La Monnaie : un double programme Bartok

par
Bartok

Ante Jerkunica, Nora Gubisch © C. De Keersmaecker

Le Château de Barbe-Bleue - Le Mandarin merveilleux
"La musique (de Bartok) laisse une grande place à l'imagination, elle offre une toile blanche que l'on peut colorier soi-même", écrit joliment le metteur en scène, Christophe Coppens, dans le programme de salle. Cette toile, il la colorie de manière très différente, ayant couplé un opéra court, sombre et tendu, avec un ballet-pantomime aux caractères exacerbés."Ces oeuvres s'opposent comme le froid et le chaud, le calme et la fureur" (id.). L'ensemble du spectacle s'avère réussi, même si l'on aurait pu peut-être en inverser les deux parties. Une bouche profère le prologue de l'opéra derrière un miroir brisé, tout comme un oeil s'écarquille avant le début du ballet : nous voilà avertis, nous ne sommes pas seuls. Chef-d'oeuvre de relative jeunesse, Le Château de Barbe-Bleue (1911) ne dure qu'une heure, le temps pour Judith (la frémissante et féminine Nora Gubitsch) d'explorer petit à petit le manoir. Barbe-Bleue (un caverneux Ante Jerkunica, souvent admiré à Opera Vlaanderen), cloué dans une chaise roulante, ne la rencontre pas, mais la suit des yeux, au balcon.  Sept chambres, comme sept stations, feront l'objet de ses découvertes, horrifiques (la chambre des tortures, l'arsenal) ou merveilleuses (les joyaux, le jardin). Mais à chaque fois, des taches de sang apparaissent... Coppens a créé un décor impressionnant : dans un fouillis métallique, sept alvéoles représentent les portes que Judith ouvre l'une après l'autre, rougeoyantes après chaque visite, même la fameuse cinquième, celle qui s'ouvre sur les terres de Barbe-Bleue, et qui est parée d'une grandiose et soudaine drapure harmonique de l'orchestre au grand complet : elle ne manque jamais de faire son effet. Tout s'assombrira après la découverte des deux portes suivantes, celle du lac des larmes, puis la dernière - Barbe-Bleue se lève - qui révélera les trois précédentes épouses, mortes-vivantes chacune dans un éblouissant sarcophage. Judith, venue la nuit, sera la quatrième. Magnifique lecture d'une oeuvre, symbolique certes, mais fonctionnant à la perfection sur scène. Judith explore le château, oui, mais aussi le cerveau tortueux de Barbe-Bleue, qui s'est emprisonné dans ses phantasmes au point de ne plus pouvoir marcher. Ce n'est qu'à l'issue du périple initiatoire de Judith à l'intérieur de lui-même, qu'il parviendra à se libérer de la chaise. La relation homme - femme, on le voit,  est essentielle dans la vision de Christophe Coppens et se retrouvera dans son approche du Mandarin merveilleux. Il réutilise les alvéoles, devenues chambres de bordel. Les lumières sont crues, criardes même. Coppens modifie légèrement la distribution originelle : trois prostituées (au lieu de trois voyous), et un proxénète, accueillent le vieux beau, le jeune homme, puis le mandarin. Tout cela gesticule beaucoup, en essayant de faire oublier les bruits de scène, et fatigue un peu. Les danseurs sont brillants, virtuoses même, et l'on remarquera l'intervention brève, mais saisissante, du choeur. L'orchestre, dont la partie est très lourde et fouillée, exulte sous la baguette rayonnante du chef. Bartok est un musicien magique, Altinoglu l'a prouvé, et Coppens l'a bien colorié.
Bruno Peeters
Bruxelles, Théâtre Royal de La Monnaie, le 8 juin 2018

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