A Lausanne, un saisissant Orphée

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Pour terminer sa saison 2018-2019, l’Opéra de Lausanne présente l’Orphée et Eurydice de Gluck (version de Paris de 1774) dans la production qu’Aurélien Bory avait conçue pour l’Opéra-Comique en octobre 2018 en co-production avec les opéras de Lausanne, Liège, Caen et Zagreb. Dans une page du programme, il explique son point de vue : « J’aborde dans mon travail le théâtre comme un art de l’espace. Ainsi j’ai imaginé que puisqu’Orphée se retournait, l’espace entier de la scène devait se retourner. J’ai choisi pour cela un procédé de magie théâtrale développé au XIXe siècle, le Pepper’s Ghost, qui permet des apparitions par un jeu de reflets. J’utilise ce procédé en laissant le dispositif visible pour renverser les dimensions du plateau : transformer la verticalité par la profondeur au théâtre ».

Et le résultat est impressionnant. Le seul élément de décor dû à Pierre Dequivre est la transposition sur vaste écran d’une toile de Jean-Baptiste Corot, Orphée ramenant Eurydice des Enfers. Sous un adroit jeu de lumières imaginé par Arno Veyrat, surgit, de la fosse d’orchestre, un Orphée en complet-veston bleu côtoyant les bergers et leurs compagnes, arborant tenues de soirée (dessinées par Manuela Agnesi), qui entourent la défunte Eurydice, vêtue d’un blanc immaculé, tandis qu’Amour, en lamé scintillant, virevolte dans un cerceau métallique. Au deuxième acte, furies et démons s’agglutinent sur de gigantesques voiles autour du chantre éploré, entouré de trois créatures sataniques qui s’entre-déchirent, jusqu’au moment où l’inclinaison de la surface vitrée donnera l’impression qu’il remonte des antres infernaux. Ensuite, ô combien il est dommage que l’apparition des ombres heureuses ne soit qu’une parade d’automates ‘à la Bob Wilson’ dans une sphère glauque qui n’a rien de réjouissant. Par contre, au dernier tableau, quel effet provoque Orphée juché sur l’épaule d’un génie, percevant la houle sombre qui lui ramène son épouse, alors que les éléments se déchaînent pour les engloutir. Et le fatidique regard qu’il lui décoche provoquera l’émergence de noirs tissus qui enserreront la disparue comme les bandelettes d’une momie que l’Amour triomphant rendra à la vie.

Devant la rampe d’éclairage se démène l’infatigable Diego Fasolis qui s’ingénie à faire valoir le génie d’écriture de cette partition en suscitant, à coup de timbales péremptoires, la myriade de coloris, souvent véhéments, que produit l’Orchestre de Chambre de Lausanne ; en un spectacle d’une heure quarante sans entracte, jamais l’intérêt ne faiblit, tant sa baguette aiguillonne la tension dramatique que restitue conjointement le Chœur de l’Opéra de Lausanne, préparé magnifiquement par Patrick Marie Aubert.

Sur scène, le ténor Philippe Talbot incarne un Orphée pathétique, à l’élocution soignée, qui est aux prises avec une insoutenable adversité. Mais la tessiture du rôle, modelée sur les moyens exceptionnels du haute-contre Joseph Le Gros, met à mal l’émission du jeune chanteur qui, sous l’effet de la tension nerveuse, livre un son serré et dur qui se libérera partiellement dans l’air à vocalises conclusif du premier acte, L’espoir renaît dans mon âme, emprunté au Tancredi de Ferdinando Bertoni. Ensuite, plus l’action progresse, davantage se profilent les nuances d’expression, culminant dans un lacérant J’ai perdu mon Eurydice. De ce personnage sacrifié, Hélène Guilmette ne fait grand-chose, se contentant de le chanter correctement, tandis que Marie Lys est éblouissante de musicalité et d’éclat dans les deux interventions du Dieu Amour. Mais quel spectacle fascinant !       
Paul-André Demierre

Lausanne, Opéra, première du 2 juin 2019

Crédits photographiques : Pierre Grosbois

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