Rencontre avec Kaija Saariaho et Jean-Baptiste Barrière

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27 mai 2019, Maison des Musiques à Bruxelles. Le pluriel est de mise. Ce n’est, en effet, pas un, mais deux compositeurs que je m’apprête à rencontrer. Figure de proue de la musique spectrale depuis le milieu des années 1980, elle est sans doute la compositrice la plus en vue actuellement sur la scène internationale. Lui règne en maître sur le monde esthétique des « concerts visuels ». L’Histoire de la musique offre peu d’exemples de couples de compositeurs dont l’art et les talents s’épanouissent de manière harmonieuse au contact l’un de l’autre. Mais eux font exception.

Kaija Saariaho est née en 1952. Enfant, déjà, la musique se bousculait dans sa tête. Pensant qu’elle sortait de son oreiller, elle demandait à sa mère de l’éteindre. De 1976 à 1981, elle étudie la composition avec Paavo Heininen -un ancien élève de Bernt Aloïs Zimmermann- à l’Académie Sibelius d’Helsinki. Dès 1977, elle fonde « Korvat auki » (« Ouvrez vos oreilles ») avec Magnus Lindberg, Jouni Kaipainen, Esa-Pekka Salonen et d’autres compositeurs, musiciens et musicologues finlandais, en vue de jouer et rendre publique leur propre musique, mais aussi d’ouvrir la Finlande aux avant-gardes musicales et européennes et de contrer le conservatisme ambiant de la vie musicale finlandaise à cette époque. En 1980, elle suit les cours d’été de Darmstadt où elle rencontre Tristan Murail et Gérard Grisey et connaît sa première expérience de la musique spectrale. En 1981, elle s’installe à Paris. De 1981 à 1983, elle étudie la composition auprès de Klaus Huber et de Brian Ferneyhough à la Musikhochschule de Fribourg-en-Brisgau.

Jean-Baptiste Barrière est né en 1958 à Paris. Il étudie la musique, la philosophie et la logique. De 1981 à 1998, il occupe différentes fonctions en qualité de chercheur et de compositeur à l’Ircam. Il y assiste, entre autres, Morton Subotnick, Gérard Grisey, Jonathan Harvey et Harrison Birtwistle dans la réalisation de leurs œuvres. En janvier 1982, alors qu’il est responsable d’un stage d’Informatique musicale, il accueille dans sa classe Kaija Saariaho. Ils se marient deux ans plus tard. Depuis 1998, Barrière se consacre à sa pratique artistique, principalement centrée sur les interactions entre musique et image, et réalise des « concerts visuels » autour de sa propre musique et des œuvres de son épouse -il a notamment imaginé et réalisé la partie visuelle de l’opéra L’Amour de loin présenté à Berlin et au Théâtre du Châtelet en mars 2006. Il conçoit également des montages visuels pour L’Enfant et les Sortilèges de Ravel (Orchestre Symphonique de Montréal, dir. Kent Nagano), Saint François d’Assise de Messiaen (Orchestre Philharmonique de Radio France, dir. Myung Whun Chung) et Wozzek de Berg (Royal Festival Hall de Londres, Philharmonia Orchestra, dir. Esa-Pekka Salonen). On lui doit également le CD-Rom Prisma, consacré à l’univers musical de sa femme (lauréat en 2000 du Grand Prix Multimédia de l’Académie Charles Cros).

Kaija Saariaho et Jean-Baptiste Barrière nous ont donc reçu, avec une extrême amabilité, le 27 mars dernier, suite à la parution chez Cypres du très beau coffret Ekstatis – commenté par ailleurs sur ce site.

O.V. Kaija Saariaho, vous avez confié que, lorsque vous assistiez à un concert de votre musique, vous n’étiez jamais émue. « C’est bizarre », dites-vous. « Je ne peux pas être touchée par ma musique, même si les concerts et les instrumentistes sont formidables. Je ne me retrouve pas dans cette puissance musicale. » Quel est donc votre état d’esprit face à ce nouvel enregistrement qui réunit trois de vos œuvres ?

K.S. – Je suis bien entendu heureuse qu’il existe. C’est le résultat d’un long travail. Jean-Baptiste et son équipe y ont passé beaucoup de temps. Et puis, sans pour autant être émue, je prends plaisir à écouter ces interprétations de mes œuvres.

Et vous, Jean-Baptiste Barrière, n’avez-vous pas accueilli ce coffret avec une certaine émotion ? D’autant plus que c’est, en quelque sorte, le fruit d’une aventure familiale ?

J.B.B. – Je me réjouis, moi aussi, que ce coffret existe. Mais il n’y a rien à faire ; une fois le travail achevé, on reste attentif au moindre détail, on décèle le moindre défaut. Il est difficile, dans ces conditions, d’être véritablement satisfait. Lorsqu’on a investi tant de temps et d’efforts dans l’écriture d’une œuvre ou la réalisation d’un enregistrement, une fois ceux-ci terminés, on ressent le besoin de s’arrêter, de faire le point. On se dit que ce qu’on vient d’accomplir n’est que l’aboutissement provisoire d’une recherche que l’on mène, en fait, en permanence. Ce coffret ne fait pas exception : ce n’est qu’un jalon dans les réflexions que je mène sur les concerts visuels, sur l’interaction entre le son et l’image. Cette interaction, Kaija et moi allons continuer à la faire évoluer.

Ce « recul » que vous prenez par rapport aux interprétations de vos œuvres, n’est-ce pas une forme de pudeur ? Comme Xenakis, qui disait : « Je ne veux surtout pas me révéler. C’est mal élevé » (et d’ajouter : « C’est pour cela que je déteste Mahler »).

K.S. – Je ne pense pas que ce soit une question de pudeur (d’ailleurs, j’aime bien Mahler…). J’assume chaque note que j’ai écrite et n’ai pas peur de les révéler. Ma musique, je la connais évidemment mieux que personne, j’y ai travaillé, et dans l’ensemble j’en suis très contente. Mais quelquefois, on est en proie au doute, certains aspects suscitent des sentiments ambivalents. Avant d’avoir atteint le stade de la satisfaction, on s’interroge beaucoup, on passe tout au crible. Composer est un processus très complexe, et lorsque j’écoute mes propres œuvres, je les analyse encore, je les dissèque. Je n’arrive pas à me dire : « C’est beau ! ».

J.B.B. – Une distance infranchissable nous sépare inévitablement de notre propre travail. Le lien qui relie l’artiste à ses œuvres est toujours ambigu. On ne peut pas non plus négliger l’aspect temporel : lorsqu’on écoute l’une de nos œuvres, en concert ou au disque, nous sommes généralement en train de travailler sur une autre. C’est un peu schizophrène : écouter une œuvre nous ramène à un autre moment de notre vie, de notre chemin musical. Parfois, c’est difficile parce qu’on est entièrement ailleurs : on travaillait sur quelque chose à une certaine époque et on est passé à autre chose. Je ne dirais pas que nous nous trouvons plus loin, mais tout simplement ailleurs.

K.S. – Je te rejoins tout à fait. J’ai le même sentiment. Les œuvres vivent leur vie propre ; mais en même temps, elles viennent de nous.

J.B.B – Cela dit, tous les compositeurs n’ont sans doute pas la même approche. Toi, tu ne reviens jamais en arrière ; tu avances. A l’inverse, Pierre Boulez a sans cesse réécrit ses œuvres jusqu’au terme de son existence. Entre ces deux extrêmes, tous les cas de figure, toutes les possibilités de rapports à l’œuvre sont envisageables. Mais tout cela n’empêche en aucun cas d’éprouver du plaisir à l’écoute d’une interprétation particulière.  

Ce CD permet-il d’entendre vos compositions respectives telles qu’elles seraient exécutées en concert ? Qu’en est-il, par exemple, de la spatialisation sonore ?

K.S. – Un disque ne remplace jamais le vécu du concert. Ce sont deux expériences différentes. Cela dit, l’enregistrement me satisfait. Le mixage du son est vraiment très bon.

J.B.B. – Dans la version 5.1 surround, la spatialisation est déjà bien rendue, même si on ne la retrouve pas entièrement telle que nous l’avions conçue en écrivant les œuvres. En réalité, ce dont nous prive surtout le disque, c’est de la présence de l’interprète.

Kaija Saariaho, vous reconnaissez trouver régulièrement votre inspiration dans des sources extra-musicales telles que la nature, la littérature et les œuvres visuelles. Dans quelle mesure les films réalisés par votre mari ont-ils exercé une influence sur votre musique, et en particulier sur les œuvres figurant sur ce CD ?

K.S. – En l’occurrence, Jean-Baptiste a commencé à travailler sur les images alors que mes trois compositions étaient déjà achevées : la genèse de la partie visuelle a suivi celle des œuvres musicales, et non l’inverse. On ne peut donc pas dire que ses images ont inspiré la musique. On peut néanmoins affirmer que nos réalisations respectives sont intimement liées, en ce sens que les images sont étroitement associées à la musique. Quant à savoir si mes œuvres sont le résultat d’une inspiration originelle, étrangère à la musique, je ne le pense pas. La composition est un processus de longue haleine. Mes pièces ne coulent jamais d’une traite de ma plume sous l’impulsion d’une œuvre littéraire ou cinématographique ou d’une impression qui les précède. Je pense qu’en réalité, je ressasse longtemps des idées, je les « rumine » en quelque sorte dans les recoins de mon cerveau, jusqu’à ce qu’une stimulation m’amène à organiser le tout sur papier, c’est-à-dire à créer. Mais je ne m’explique jamais ce qui a précisément été l’élément déclencheur de l’acte créateur.

J.B.B. – Quelque part, quelque chose s’est passé dans un mode de réception esthétique, qui stimule ton imagination et te permet de trouver le chemin qui t’aide à résoudre un problème auquel tu étais confrontée.

K.S. – Oui, c’est ça.

J.B.B. – Tu cites souvent l’exemple du film d’Alain Tanner « Dans la ville blanche », dont tu me disais il y a quelques années qu’un passage t’avait marquée. Et lorsque tu as revu le film plus tard, tu t’es aperçue que ce passage n’existait pas. Ton imagination s’était affranchie du film.

K.S. – Effectivement. Ce genre d’expériences m’arrive fréquemment. C’est parfois embarrassant ; je parle à tout le monde de quelque chose qui m’a fait impression, et je réalise ultérieurement que ce quelque chose n’existe pas. J’ai même déjà écrit des choses dont je pensais me souvenir, mais ma mémoire m’avait trahie, je les avais en fait imaginées.

J.B.B. – Je pense que cette anecdote illustre bien le processus qui préside à la composition de tes œuvres.

S.K. – Pour en revenir au travail de Jean-Baptiste, il me semble utile de préciser que ses concerts visuels ne sont pas, à proprement parler, des films : en effet, la musique sert toujours de point de départ à son travail sur les images. Les producteurs de films ne suivent pas la même approche.

J.B.B. – Il est vrai que, s’agissant des trois œuvres de Kaija figurant dans ce coffret, comme ce fut le cas pour la plupart de ses autres œuvres pour lesquelles j’ai réalisé des parties visuelles, les partitions préexistaient aux images. Je déduis toujours la partie visuelle de la partition musicale. Dans le cadre de mes propres œuvres, c’est un peu différent, car je pense les deux en même temps. La démarche reste similaire, dans le sens où la musique est toujours première, mais lors de l’écriture de la partition je me forge une idée complète de l’œuvre dans ses différentes dimensions – musicale et visuelle. Pour moi, la partie visuelle, a fortiori lorsque je travaille à partir des œuvres de Kaija, découle vraiment de la partition. Pour le dire autrement, la partie visuelle est la prolongation, par d’autres moyens, de la musique  -et, très souvent, plus particulièrement de l’électronique qui, elle-même, est une sorte d’ « orchestration » de l’instrumentation et de la partie vocale. Tout ça est imbriqué comme des poupées russes, si vous voulez. L’image prolifère à partir de la partie vocale, instrumentale et électronique. J’aime beaucoup le mot d’ « émergence » pour qualifier cette relation : pour moi, l’image, bien qu’elle ait vocation à acquérir sa propre identité, émerge de la structure interne de la musique.

On peut dire que vos concerts visuels participent de l’œuvre d’art total, à laquelle ont aspiré depuis longtemps de nombreux artistes, à commencer par Wagner. Cette aspiration ne relève-t-elle pas de l’utopie ? Une œuvre au sein de laquelle toutes les formes d’art coexisteraient de manière égale et harmonieuse est-elle concevable ?

J.B.B. – Oui, vous avez raison, l’œuvre d’art total est une utopie. Mais les utopies, c’est ce qui nous fait avancer ! On vise quelque chose de plus ou moins inatteignable, qui va nous forcer à voir et aller plus loin. J’aimerais interpréter votre question sous l’angle de la théorie de l’information : on ne peut pas saturer tous les sens en même temps. C’est aussi une utopie à cause de cela. Et donc, par conséquent, une œuvre multidimensionnelle, « multimédia » (pour utiliser une expression peut-être plus triviale) doit tenir compte de ça : tous les sens peuvent coexister et évoluer en même temps, mais pas tous de la même manière. D’abord parce qu’il n’est pas question de produire des pléonasmes, des redondances qui ne soient pas significatives. Encore une fois, il faut que chaque strate  -sonore, visuelle et textuelle- de l’œuvre soit autonome, mais qu’il y ait des points de rencontre, des échanges, des translations entre ces différentes dimensions. Et tout ça doit respecter les lois de la perception et de la cognition. Pour prendre un exemple trivial, s’il se passe quelque chose de très complexe dans la musique, ça n’a pas beaucoup de sens qu’il se passe également quelque chose de très complexe dans l’image, parce qu’alors, tous les sens sont saturés et nous ne sommes plus capables de traiter les différentes composantes de manière satisfaisante ; sauf à vouloir, justement, produire cet effet, c’est-à-dire vouloir saturer les sens (mais cela, par définition, ça ne peut pas durer très longtemps ; ça ne peut être qu’un moment). Et cet affrontement des dimensions, poussé à l’extrême, peut donner un discours parfaitement totalitaire, au sein duquel l’une cherche à annihiler les autres. Ce n’est évidemment pas ça qu’il faut rechercher. On rencontre régulièrement ce type de problème dans des œuvres multidimensionnelles. A l’opéra, par exemple, il arrive très souvent qu’une dimension combatte l’autre ; tout se passe comme si un artiste livrait aux autres un combat à mort pour survivre. Ceci est à l’antipode de ce que nous avons cherché à réaliser dans un projet comme celui-ci. Notre objectif est de faire interagir plusieurs dimensions pour faire émerger de nouvelles expressions, qui vont solliciter nos émotions et notre imagination de manière différente. Donc oui, tout à fait d’accord, l’œuvre d’art total est une utopie, de la même manière que toute la réflexion sur la synesthésie en tant que projet esthétique est une utopie.

Une œuvre comme Violance me paraît illustrer parfaitement vos propos. Dans cette œuvre, le texte de Maeterlinck déclamé par la récitante, qui décrit avec un réalisme glaçant le Massacre des Innocents, porte une charge émotionnelle intense, presque dérangeante. La musique et les images, au contraire, sont relativement statiques ; on a presque le sentiment qu’il ne s’y passe pas grand-chose…

J.B.B. – Je vous remercie de prendre cet exemple, qui est effectivement tout à fait pertinent. Deux moments s’y succèdent qui, sans être contradictoires, s’articulent fortement entre eux : les moments du texte, et ceux de la partie de violon. Le texte est tellement fort que la musique et l’image doivent se mettre à son service. Ce que j’ai tenté de faire, c’est qu’on écoute, avec l’attention la plus importante possible, ce qui se dit. Dans la désolation de ces paysages enneigés, on laisse libre cours à l’image mentale qui se construit à partir du texte. Il n’est nul besoin de représenter ce qui est dit. Ce serait totalement superfétatoire, redondant, pléonasmatique, et que sais-je encore… Ce qu’il faut, c’est stimuler l’imagination. Ce qui est passionnant dans le style du texte, c’est cette froideur extraordinaire, clinique -qui contraste très fortement, du reste, avec le reste de l’œuvre de Maeterlinck ; le symbolisme de Maeterlinck, c’est complètement autre chose. Et puis il y a les parties musicales, où le violon s’exprime. C’est une tout autre dimension : tout d’un coup, cette voix d’enfant qu’on entendait dans les parties du texte s’exprime d’une autre manière et commente, à travers le violon, cette situation intolérable qu’on a vécue dans le texte. Au fil des quatre sections de l’œuvre, la partie violonistique a pour fonction de révéler progressivement ce qu’on va entendre tout à la fin : une berceuse, qui évoque l’innocence retrouvée après ce déluge de violence : la vie doit reprendre ses droits.

Kaija Saariaho, vous avez dit que, de nos jours, « art et technologie sont entremêlés plus que jamais » et que, contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, « les progrès de la technologie libèrent la créativité et élargissent la pensée. » Pourriez-vous expliquer ce que vous entendez par là ?

K.S. – Je ne faisais pas référence ici aux machines qui composent à notre place, à l’intelligence artificielle qui entendrait prendre le pouvoir sur l’intelligence humaine, mais aux outils technologiques que j’utilise quotidiennement dans mon travail de compositrice. Je me réjouis tout simplement du fait que, actuellement, les ordinateurs « crashent » moins régulièrement qu’avant durant les concerts. Il ne faut donc voir dans mes propos aucune pensée philosophique. Ce que j’ai voulu dire, c’est que la technologie, plus efficace et performante aujourd’hui qu’hier, n’interrompt pas, n’interrompt plus la pensée.

J.B.B. – Cela fait maintenant une quarantaine d’années que nous travaillons avec des ordinateurs. On a vécu des moments où la technologie était terriblement lourde à mettre en œuvre et, dans le même temps, effroyablement fragile, pas du tout robuste en situation de concert. Les ordinateurs qui « crashaient » en plein concert étaient, de toute évidence, des freins à la créativité.

K.S. – Tu te souviens de ce concert désespérant à Bruxelles, où l’ordinateur se plantait tout le temps ?

J.B.B. – Oui… Heureusement, ce n’est pas arrivé si souvent, mais là, c’était vraiment l’apothéose !

Vous écriviez encore, en 1984 : « J’attends de l’avenir un art issu des nouvelles technologies et une esthétique qui lui corresponde ». « Du moins, j’espère que cet art, apparu au début de l’ère informatique, cet art froid, technocratique, ne pouvant se passer de la machine (car dépourvu de capacité propre), cèdera la place à une nouvelle forme de sensibilité et de souplesse, au fur et à mesure que la technologie deviendra plus subtile et multiforme. » 35 ans plus tard, vos attentes ont-elles été comblées ?

K.S. – Oui. On en est là. Aujourd’hui, par exemple, on peut faire énormément de choses avec l’électronique en temps réel ; alors qu’avant, nous devions souvent avoir recours à des sons préenregistrés. A titre d’illustration, dans mon dernier opéra (Only the Sound Remains), toutes les manipulations ont lieu en temps réel, qu’il s’agisse des transformations de la voix de contre-ténor ou d’autres effets. C’est quelque chose qu’on ne pouvait pas faire autrefois. De nos jours, on y arrive…

J.B.B. – … sans devoir faire de compromis sur la qualité -parce que c’était ça, le problème, jadis.

K.S. – Oui. On peut vraiment faire des choses très raffinées actuellement, et cela reste musicalement flexible.

J.B.B. – Il y aurait beaucoup de choses à dire sur ce sujet. Beaucoup des outils qu’on trouve dans le commerce sont des outils figés, qui poussent à une certaine approche, à une certaine esthétique de la musique, pour des raisons commerciales. Ca ne rend pas caduc, au contraire, le besoin d’outils ouverts qui soient vraiment pensés pour permettre une liberté artistique et esthétique pleinement assumée. Aujourd’hui, lorsqu’on utilise des outils commerciaux, aussi puissants soient-ils, ils sont façonnés pour les besoins de la musique, dirons-nous, « dominante ». Et il ne faut jamais oublier que l’ordinateur est d’abord une machine à traiter du langage ; c’est une machine qui peut rester ouverte, mais qui peut aussi être fermée. Or, il y a une tendance « naturelle », si on peut dire, de l’industrie à les fermer, tout simplement pour pouvoir les rendre obsolètes et en vendre de nouvelles. Mais cette capacité du langage informatique à être flexible (qui s’appelle la « programmation »), c’est la clé de l’ouverture. Et c’est ça qu’il ne faut pas perdre. On peut dire que les outils informatiques largement disponibles sont, quelque part, la banalisation et la réduction de tous les efforts de la recherche musicale depuis cinquante ans. Mais ce n’est que la partie visible de l’iceberg. Derrière, il y a donc eu tous ces travaux de recherche, qui sont exploités par l’industrie, mais aussi des concepts et des outils logiciels éventuellement plus ouverts, plus flexibles, qui sont de meilleurs vecteurs pour que l’imagination musicale puisse s’exprimer en toute liberté.

Les œuvres qui figurent sur ce disque me paraissent alimenter une réflexion sur le temps qui passe et sur l’Histoire de l’Art. Violance et Crossing the Blind Forest tendent la main à Bruegel l’Ancien et à Maeterlinck, NoaNoa se nourrit de Gauguin, et Lonh, dont la texture musicale évoque, « de loin », les chansons monodiques du Moyen-Age, repose sur un texte du troubadour Jaufré Rudel. En même temps, vos œuvres sont d’un indéniable modernisme… On retrouve cette ambivalence dans le choix du matériau sonore qui, au lieu de résulter tout entier des nouvelles technologies, repose sur une combinaison entre électronique et instruments « traditionnels ». Enfin, au sein même de vos productions respectives se nouent des liens ténus avec le passé. Tout se passe comme si chaque composition résultait de la précédente : NoaNoa repose sur des idées qui ont émergé lors de la composition de la musique du ballet Maa ; votre opéra L’Amour de loin reprend Lonh en guise de prologue ; et le matériau sonore de Nocturne est issu du concerto pour violon Graal Théâtre, dont vous veniez tout juste de démarrer la composition. L’artiste est-il donc voué à s’abreuver sans cesse à l’Histoire (avec un grand « H ») et à sa propre histoire (avec un « h » minuscule) ?

K.S. – Ce que vous dites est vraiment intéressant et ouvre plusieurs pistes de réflexion. Je pense que, effectivement, on ne peut pas nier l’Histoire. Et mieux vaut la connaître et la maîtriser que prétendre que l’on fait quelque chose de nouveau, alors que ce n’est peut-être pas le cas. Je crois que ce qui est important, c’est que l’art respire son temps. Mais cette notion d’ « Histoire » est un peu en train de disparaître à notre époque, où tout va si vite qu’on n’a plus le temps de regarder derrière nous, de connaître -et comprendre, surtout- nos racines culturelles, par exemple. Je le regrette.

On peut décrire la relation qu’entretiennent les artistes à l’Histoire dans vos termes. Dans la pratique, lorsqu’on crée, on ne pense pas comme cela, mais l’Histoire et notre histoire propre sont toujours là en toile de fond.

J.B.B. – Revenons un peu en arrière… Pendant longtemps, le motto de l’immédiat après-guerre : « Du passé, faisons table rase ! » a engendré un grand malentendu sur le modernisme. Les jeunes compositeurs qui déployaient leurs œuvres au sortir de la Seconde Guerre mondiale ressentaient le besoin de s’émanciper d’une tradition qui, à leurs yeux, était liée historiquement à ces événements tragiques que leur génération venait de vivre. En revanche, dans la société post-colonialiste actuelle, on ressent le besoin de connaître les sources de la tradition, pour pouvoir les relier entre elles de manière à éviter des gestes créatifs irresponsables, c’est-à-dire ne maîtrisant pas leurs références. Sur le plan plus personnel, même si nous n’écrivons pas toujours les mêmes pièces, nous avons notre propre histoire et revenons fatalement de manière récurrente sur les mêmes préoccupations, les mêmes recherches.

K.S. – En ce qui concerne mes œuvres, Lonh est une étude que j’avais composée en vue d’un opéra dont je nourrissais le projet. Il est vrai que je retravaille régulièrement des matériaux issus de mes œuvres antérieures. Mais j’essaie toujours d’en faire autre chose. Un jour, un critique a écrit que mes œuvres se terminaient sans cesse de la même manière ; selon lui, la fin de mes pièces contraste systématiquement avec ce qui a précédé. Peut-être est-ce le cas, je ne sais pas. Mais ce qui est certain, c’est que me répéter va diamétralement à l’encontre de ma nature. Depuis que j’ai lu cet article, j’éprouve à chaque fois une grande appréhension lorsque je termine une œuvre. J’ai aussi lu, sous différentes plumes, qu’un compositeur qui termine une pièce fortissimo a plus de chances de décrocher une salve d’applaudissements, une fois franchie la double barre ; et depuis, je redoute que l’on puisse me soupçonner de rechercher ce type d’effets faciles…

Au musicologue Michael Kuntz qui vous demandait en 1993 de citer trois œuvres musicales phares du XXème siècle vous avez répondu : « Le Sacre du Printemps de Stravinsky, la Septième Symphonie de Sibelius, et Saint François d’Assise de Messiaen ». Pouvez-vous expliciter ce choix ? La référence à la Septième de Sibelius, en particulier, peut sembler étonnante, s’agissant d’une œuvre tonale alors que, selon vous, les fonctions tonales sont définitivement révolues et doivent être évitées aujourd’hui.

K.S. – Sibelius a, c’est vrai, été aveuglément fidèle au langage tonal. Son génie ne fut pas de renouveler le langage harmonique, mais de régénérer la pensée formelle. Ses trouvailles sur le plan de la forme sont tout à fait extraordinaires ! Alors que beaucoup s’entêtaient, de son temps (et aujourd’hui encore…), à reproduire sans cesse des canevas formels à ce point « traditionnels » qu’ils sont devenus caricaturaux, lui a eu l’idée remarquable, dans sa Septième Symphonie, de faire évoluer lentement, progressivement et presque insensiblement, le matériau musical. C’est à Sibelius que l’on doit ces fameuses « métamorphoses » que les spectralistes ont utilisées plus tard. Au sein d’un seul mouvement de vingt-cinq minutes, il noue des liens inextricables entre toutes les notes : tout ce qu’on entend entretient une relation fusionnelle avec ce qui précède. Les tempi et l’instrumentation, sans cesse changeants, sont proprement géniaux. Personne avant lui n’avait encore réalisé quelque chose de semblable.

Que pensez-vous de ce mot de Koechlin : « Une des plus redoutables maladies de notre temps, c’est le désir d’être moderne » ?

J.B.B. – Je pense qu’il faut replacer cet aphorisme dans son contexte historique. A l’époque de Koechlin, il était de bon ton d’opposer tradition et modernisme. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, cet antagonisme est dépassé. Aujourd’hui, il faudrait plutôt remplacer « moderne » par « à la mode ».

K.S. – Je partage ton point de vue. La façon de penser en termes de mode qui s’est instaurée sur la scène musicale contemporaine ne rend aucun service à la musique. De nombreux compositeurs en début de carrière recherchent à tout prix, parfois de manière totalement hystérique, les clés du succès. Ils veulent être à la mode.

Etes-vous d’accord avec ce conseil qu’Enesco donnait aux jeunes musiciens : « Ne cherchez pas de nouveau langage. Cherchez ‘votre’ langage, c’est-à-dire le moyen d’exprimer exactement ce qui est en vous. L’originalité vient à qui ne la cherche pas » ?

K.S. – Je recommande également aux jeunes de chercher au fond d’eux-mêmes ce qu’ils veulent dire. Lorsqu’on est sincère et fidèle à soi-même, la musique sonne et résonne forcément d’une manière particulière. Cela étant dit, il me semble que tout compositeur qui se respecte devrait toujours s’évertuer à insuffler dans ses œuvres quelque chose de personnel.

J.B.B. – En effet. Chacun doit trouver le mode de composition qui lui est propre. Beaucoup de compositeurs passent sans cesse d’un style à un autre, et en changent rapidement. Ils enchaînent les œuvres avec une vitesse prodigieuse.

K.S. – C’est le propre de la jeunesse de tomber amoureux pour un rien, de s’éprendre de l’un un jour, et d’un autre le lendemain. De même, pour trouver son style, un jeune artiste désireux de trouver sa voie doit chercher, aller de rencontre en rencontre. A vrai dire, j’ai du mal à comprendre comment certains jeunes font pour composer de nos jours ; la composition est un processus lent et complexe, et tout va si vite aujourd’hui !

J.B.B. – On constate d’ailleurs que de nombreux compositeurs novices ont tendance à bâcler leurs œuvres, à ne pas s’arrêter suffisamment pour porter un regard critique sur leur travail.

Pour Guillaume Lekeu, « l’art est infiniment sentimental ». Pour vous également ?

J.B.B. – Fatalement, l’art s’adresse aux sentiments. Mais le sentimentalisme réduit les sentiments à des archétypes. Le sentimentalisme contrarie la capacité d’un artiste à trouver sa propre expression ; il s’attarde à manipuler les sentiments. Quiconque est honnête doit se départir de cette tentation pour tendre vers une expression sincère, pour créer une émotion véritable et unique, qui n’est pas la reproduction d’un cliché mensonger ou trompeur. Lorsqu’on emprunte cette voie, on prend des risques, parce qu’elle est sinueuse ; mais c’est ça qui est intéressant. Le sentimentalisme n’a donc pas droit de cité dans nos œuvres, mais il ne faut pas le confondre avec la sensibilité. Notre travail relève bien d’une certaine quête émotionnelle.

Les résultats des élections qui se sont déroulées hier en Belgique et dans le reste de l’Union européenne révèlent une nouvelle percée des mouvances extrémistes. Dans ce contexte, il est difficile de rester insensible à l’écoute d’une œuvre telle qu’Ekstasis, qui repose notamment sur un texte de Simone Weil. Les compositeurs ont-ils le pouvoir de changer la société ?

J.B.B. – Même si quelquefois j’en doute, je ne peux pas me résoudre à penser que l’art ne peut pas changer le monde. Je travaille actuellement sur un projet qui me tient fort à cœur : The Art of Change. Il s’agit d’une œuvre multimédia, interactive et participative, émaillée de plusieurs fragments de films historiques, qui pose la question : « Que faut-il changer dans le monde ? »

K.S. – Pour ma part, je suis intimement convaincue que l’art peut changer quelqu’un ; et que donc, de fil en aiguille, il peut changer le monde.

Propos recueillis par Olivier Vrins.

Crédits photographiques : Jean-Baptiste Barrière et Isabelle Fançaix

 

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