Arvo Pärt superbement servi à Brno par Dennis Russell Davies

par

Arvo Pärt (°1935) : Lamentate pour piano et orchestre ; Kronolog op. 5 ; Symphonie n° 3. Maki Namekawa, piano ; Orchestre Philharmonique de Brno, direction Dennis Russell Davies. 2020/21. Notice en anglais et en tchèque. 76.59. FB004.

Le présent album paraît sous l’étiquette de la Philharmonie de Brno qui compte déjà quelques gravures à son actif (Reicha, Kapralóvá, Dvořák, Glass…), dirigées par Dennis Russell Davies (°1944), directeur musical de l’orchestre depuis la saison 2018/19. Celui qui nous concerne est consacré à trois œuvres d’Arvo Pärt qui jalonnent son parcours de façon caractéristique. 

Le programme s’ouvre avec le Lamentate pour piano et orchestre créé en 2003 par Hélène Grimaud et le London Sinfonietta sous la gigantesque sculpture Marsyas (150 mètres de long ; 35 mètres de hauteur), œuvre du Britannique Anish Kapoor (°1954). Nous avons raconté en détails l’aventure de cette œuvre plastique démesurée lorsque nous avons évoqué en ces âges, le 30 octobre 2020, la toute première gravure de la pianiste Onuté Grazynité avec le Symphonique de Lituanie mené par Modestas Pitrénas (Accentus). Nous y renvoyons le lecteur. Pour rappel, le Silène Marsyas, dans la mythologie grecque, est écorché vif suite à un péché d’orgueil. Inspiré par la colossale statue, Arvo Pärt a composé ce Lamentate d’une quarantaine de minutes comme une complainte pour les vivants qui ont du mal à affronter les souffrances universelles. 

Chacun des dix mouvements est centré sur une expression : douleur, fragilité, conciliation, résilience, etc. Au-delà de la partie pianistique, qui fait beaucoup appel à l’imagination suggestive de l’interprète, Pärt souligne le gigantisme de Marsyas grâce à des percussions maniées par quatre musiciens, mais aussi par les trombones, les hautbois, les clarinettes, le basson ou le vibraphone. La sensation éprouvée par l’auditeur est forte. On est saisi par ce climat qui oscille entre le mystère et l’exhortation. C’est à la fois grandiose et émouvant. Ici, la soliste est l’épouse de Dennis Russell Davies, la Japonaise Maki Namekawa, qui a étudié à Tokyo puis à Paris, Karlsruhe, Sarrebruck et Cologne. Elle est notamment une spécialiste de Philip Glass dont elle a enregistré en 2014 la première gravure mondiale des Études (OMM). Elle a joué aussi la partie de piano de Mishima du même Glass, qui est lié d’amitié depuis longtemps avec le mari de Namekawa et a ensuite composé pour celle-ci sa Sonate n° 1. Elle est très à l’aise au sein de ce Lamentate, dans la méditation comme dans les parties d’ombre et de lumière d’une partition gorgée de finesse, de fluidité et de magie prégnante. Nous n’accorderons cependant de préférence ni à Maki Namekawa ni à Onuté Grzynité citée plus avant, car toutes deux s’investissent à fond dans ce projet à la fois déroutant et fascinant. La Philharmonie de Brno est tout à fait à la hauteur du sujet, et là non plus, on ne peut pas la départager du National de Lituanie. La solution s’impose d’elle-même : l’acquisition des deux versions est vivement à conseiller, d’autant plus que l’œuvre mérite la démarche.

La pièce en un seul mouvement Kronolog figure à la suite de Lamentate. Cette page d’une douzaine de minutes date de l’époque dodécaphonique du compositeur (1960) et a été jouée en public pour la première fois à Moscou en mars de cette année-là, provoquant le rejet officiel. Suite à une discussion acerbe à l’Union des Compositeurs Estoniens, elle a été placée pendant plusieurs années dans un coffre. Elle est dans l’esprit de Lamentate sur un plan conceptuel, Pärt l’ayant écrite comme une nécrologie pour les vivants, avec une dédicace « à la mémoire des victimes du camp de concentration de Kalevi-Liiva », situé dans le comté de Harju en Estonie, avec ses dunes de sable où des exécutions de masse de juifs, de tziganes et de prisonniers politiques ont été perpétrées par des Einsatzgruppen pendant la Seconde Guerre mondiale. La notice signale qu’en général Pärt est réticent quand il s’agit de revenir à ses premières compositions, mais il a accepté la demande faite par Russell Davies, qui se révèle pleine de cohérence. La tension douloureusement tragique qui traverse cette page déchirée de cris et de souffrances est traduite ici avec une force dérangeante et déchirante, qui bouscule l’auditeur.    

La Symphonie n° 3 complète l’album. Dédiée au chef d’orchestre Neeme Järvi qui en a donné la création en septembre 1972 et l’a gravée avec le Symphonique de Göteborg pour DG et le Symphonique de Bamberg pour BIS, elle a fait l’objet d’autres enregistrements (Franz Welser-Möst/EMI, Takuo Yuasa/Naxos, Paavo Järvi/Erato, Tonu Kaljuste/ECM). L’oeuvre date de l’époque où le compositeur est en recherche et s’intéresse de plus en plus spécifiquement au chant grégorien et à la dimension polyphonique. On peut la considérer comme une œuvre intermédiaire dans sa production, représentative d’un compositeur qui va trouver sa voie en termes de simplicité et de majesté. Les trois mouvements se jouent attacca. Denis Russell Davies en souligne avec finesse la richesse mélodique, l’éloquence et la joie parfois ostentatoire qui sous-tend toute la partition. La qualité sonore des enregistrements, effectués à Brno en novembre 2020 et février 2021, ajoute au plaisir de l’écoute de ce très beau disque, qui enrichit l’abondante discographie du répertoire d’Arvo Pärt.

Son : 10  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix



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