Trois visages de Philip Glass

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Trois nouvelles productions du label de Philip Glass, Orange Moutain Music, apportent une nouvelle fois la preuve du talent et des nombreuses facettes du compositeur américain. Auteur de musiques de film, d’opéras, de concertos, de symphonies et de quatuors, ainsi que d’un large répertoire dédié à « son » instrument -le piano-, Glass est un artiste à la curiosité insatiable et aux goûts les plus hétéroclites.

Philip GLASS (né en 1937) :  Introducing the Suso/Glass Quartet. Foday Musa SUSO, kora, chant; Philip GLASS, piano; Asher DELERME, cajón, bongos, chekeré et percussion; Leo HEIBLUM, tabla, jarana, chant.  2018-72’37"-Textes de présentation en anglais-Orange Mountain Music OMM0130

Son 9 – Livret 3 – Répertoire 6 – Interprétation 9

Trois nouvelles productions du label de Philip Glass, Orange Moutain Music, apportent une nouvelle fois la preuve du talent et des nombreuses facettes du compositeur américain. Auteur de musiques de film, d’opéras, de concertos, de symphonies et de quatuors, ainsi que d’un large répertoire dédié à « son » instrument -le piano-, Glass est un artiste à la curiosité insatiable et aux goûts les plus hétéroclites.

Dans l’album Introducing The Suso/Glass Quartet, inscrit au catalogue d’OMM sous le numéro 0130, Philip Glass cède à nouveau aux sirènes de la « musique du monde ». Chacun se souvient de Passages, un disque coproduit par Glass et la légende indienne du sitar, Ravi Shankar, il y a près de 30 ans. C’est à peu près à la même époque que Glass fit la connaissance de Foday Musa Suso, joueur de karo, chanteur et compositeur originaire de Gambie, cofondateur du groupe de jazz fusion The Mandingo Griot Society, qui collabora également avec Herbie Hancock et le Kronos Quartet. Suso aida Glass à organiser son voyage en Afrique pour travailler à la post-production de la bande-son de Powaqqatsi, qui devient du même coup le premier projet conjoint des deux compères. Début 2018, Glass et Suso se retrouvèrent pour jouer à Brooklyn avec Asher Delerme, un percussionniste de musique trad. Le producteur et musicien Leo Heiblum, qui avait déjà enregistré Concert for the Sixth Sun pour Orange Moutain Music (OMM0090), était également de passage à New York. Les quatre musiciens fédérèrent leurs talents autour d’un matériau fourni par Suso. Ainsi naquit le « Suso/Glass Quartet » et, dans la foulée, un premier album aux accents de musique africaine qui ravira les amateurs du Philip Glass aficionado de world music. A l’image de la pochette, l’instrumentarium exotique réuni pour l’occasion (kora, cajón, bongos, chekeré, tabla, jarana et piano, auxquels s’ajoutent encore diverses percussions) pare ce disque de mille couleurs, qui n’empêchent malheureusement pas une certaine monotonie de s’installer au fil de l’écoute; en cause, essentiellement, un rabâchage excessif des mêmes thèmes, sous-tendus par une harmonie elle aussi pratiquement immuable tout au long des dix titres, dont huit avoisinent les 7 ou 8 minutes. Les rares plages dévolues aux seuls instruments offrent trop peu de répit à la voix ensoleillée de Suso qui, à la longue, échaude un peu trop les oreilles. Les amoureux de Passages devraient toutefois trouver ici leur bonheur.

Nous avons déjà eu l’occasion, il y a peu, d’écrire tout le bien que nous pensions de la bande-son du film The Hours, non sans insister, toutefois, sur la vanité des arrangements dont cette partition a fait l’objet. La musique de The Hours est l’une des plus sombres mais des plus belles musiques de film écrites par Philip Glass. Son talent mélodique s’y affirme dans tout son éclat; les contraintes du genre ont, du reste, évité au compositeur de « tirer les thèmes en longueur » jusqu’à épuiser (voire agacer) l’auditeur, travers dont souffrent quelques-unes de ses œuvres parmi les plus connues -principalement celles qu’il a composées entre 1965 et 1975. Rappelons que le film The Hours est une adaptation du roman éponyme de Michael Cunningham qui raconte l’histoire tragique de trois femmes (incarnées à l’écran par Nicole Kidman, Julianne Moore et Meryl Streep) vivant à des époques et en des lieux différents. L’une d’elles n’est autre que la romancière anglaise Virginia Woolf. Cunningham n’a jamais caché sa profonde affection pour la musique de Glass qui, de son propre aveu, nourrit son processus créateur. Deux autres compositeurs se cassèrent les dents sur la composition de la bande sonore de The Hours avant que le producteur, Scott Rudi, décide d’appeler Glass à la rescousse. Le succès est au rendez-vous : la cohésion et l’unité du film sont en grande partie redevables à la bande-son élaborée par l’auteur d’Einstein on the Beach. Le compositeur pressentit, en effet, que le rôle de la musique devait être d’établir un lien entre les trois récits. A cet effet, il élabora trois thèmes musicaux, basés sur l’opéra Satyagraha et sur deux pièces pour piano -Island (issu de Glassworks) et Metamorphosis Two. Au disque, on ne perçoit évidemment pas que ces trois leitmotive se rattachent, respectivement à Los Angeles, à New York et au suicide de Woolf. Le charme envoûtant de ces thèmes, qui comptent parmi les plus beaux que le compositeur américain ait jamais conçus, n’en pâtit cependant pas.

The Hours; Distant Figure. Anton BATAGOV, piano. 2019-65'08"-Pas de texte de présentation-Orange Mountain Music OMM0134. 

Son 9 – Livret 1 – Répertoire 7 – Interprétation 7

 

Crescendo Magazine s’était déjà fait l’écho d’un précédent enregistrement d’une réduction pour piano de The Hours, réalisée par Michael Riesman et Nico Muhly. C’est ce même arrangement, quelque peu étoffé par Anton Batagov, qui figure sur le CD Orange Moutain Music portant la référence OMM0134.

La bande originale conçue pour l’orchestre, qui réserve au piano une place de premier ordre et a fait l’objet d’un enregistrement exemplaire chez Nonesuch (7559-79693-2), est à ce point somptueuse que la plus-value de pareils arrangements, au disque, nous échappe. Leur principal intérêt est de permettre aux pianistes et harpistes qui le souhaitent de se faire plaisir en exécutant l’œuvre en solo, en concert ou dans l’intimité. En l’occurrence, la lecture qu’en livre Anton Batagov n’est pas toujours des plus séduisantes, les legatos à la main gauche se muant, dans les dernières pièces du cycle, en staccatos qui, s’ajoutant à un rubato que rien ne justifie, perturbent la fluidité élégiaque du discours. Quant à Distant Figure, qui étoffe le programme, il s’agit d’une passacaille composée pour et créée par Anton Batagov en 2017, qui n’est pas pour déplaire mais ressemble à s’y méprendre au célèbre Mad Rush (encore les Glassworks !).

Symphonie n° 11Bruckner Orchester Linz, dir. DENNIS RUSSELL DAVIES. 2018-36’26"-Textes de présentation en anglais-Orange Mountain Music OMM0133

 Son 9 – Livret 7 – Répertoire 9 – Interprétation 10

C’est le troisième disque, repris au catalogue d’Orange Mountain Music sous le numéro 0133, qui nous réserve le plus de plaisir. Le musicien trad et le compositeur de musique de film tirent ici leur révérence pour céder la place au Glass symphoniste.

Orange Moutain Music gratifiait il y a peu les fans de Philip Glass d’un précieux coffret reprenant ses dix premières symphonies, dirigées par son ami et porte-étendard de longue date Dennis Russell Davies. Voici la onzième symphonie. Créée à New York le 31 janvier 2017, jour du quatre-vingtième anniversaire du compositeur, par le même Russell Davies et le Bruckner Orchester Linz, elle marque les adieux du chef américain à la phalange autrichienne dont il fut le directeur artistique durant quinze ans. Commanditaires de pas moins de quatre symphonies (dont celle-ci) et de deux opéras, l’un et l’autre auront amplement contribué à la floraison et à la diffusion des œuvres pour orchestre de Glass.

Le CD dure à peine plus d’une demi-heure, mais ce sont trente et quelques minutes de bonheur ! Cette Symphonie n° 11 est l’œuvre d’un Glass au sommet de son art qui, parvenu au confluent de ses réflexions, contemple l’ensemble de sa production et entreprend d’en réaliser la synthèse. On retrouve dans cette onzième symphonie les accents minimalistes des œuvres répétitives de la jeunesse, la noblesse de ton, la découpe en trois mouvements (un mouvement lent en trompe-l’œil, ceinturé par deux mouvements vifs) et l’équilibre structurel de l’esthétique néoclassique, ainsi que la grandiloquence orchestrale et discursive du courant néoromantique.

Les rythmes brisés et mètres irréguliers constituent les principaux attraits de bon nombre d’œuvres de Philip Glass. La Symphonie n° 11 ne fait pas exception, que du contraire ! Le compositeur y échafaude et empile des cellules rythmiques dont la complexité rappelle celle des pages minimalistes de ses débuts, telles que Music in Similar Motion et Music with Changing Parts. Glass transcende toutefois le minimalisme juvénile caractérisé par une extrême pauvreté harmonique : comme dans la plupart de ses œuvres de la maturité, la onzième symphonie emprunte souvent des chemins inattendus, accidentés, zigzaguant entre l’ornière tonale et les sentiers bucoliques de la polytonalité. Au regard des précédentes, la nouvelle œuvre symphonique de Glass se distingue essentiellement par la richesse et la densité du contrepoint. Quant à l’instrumentation, d’une redoutable efficacité, elle brille de mille feux. Ce qui séduit, au final, c’est la polychromie, doublée d’une vitalité proprement prodigieuse, qui se dégagent de la partition.

Dès le premier mouvement, une lente introduction débouche sans crier gare sur un déferlement d’arpèges rutilants. Un thème-mastodonte boîte entre mesures binaires et mesures ternaires. Les accents saccadés du tuba s’y superposent bientôt, conférant à l’œuvre des allures de musique de cirque. Celle-ci se pare peu à peu de fantaisie, jusqu’à embrouiller l’auditeur : sommes-nous donc au cœur d’un drame ou d’un spectacle illusionniste ? La tension s’accumule, pratiquement sans relâche, pour ne retomber que quelques mesures avant la double barre où les cuivres, apaisés, bégaient encore dans la pénombre sur un roulement de tambour. Le second mouvement débute par l’une de ces somptueuses élégies sur fond d’arpèges polyrythmiques superposés, de ces arpèges serpentins dont Glass a le secret, hésitant sans cesse avant de dérouler leurs volutes sur toute la longueur. Mais ce semblant de mouvement lent découvre bientôt son vrai visage : la poésie, peu à peu, s’enflamme et la mécanique saltatoire reprend ses droits. Dans le dernier mouvement, enfin, comme c’est souvent le cas dans les œuvres symphoniques de Glass, le compositeur donne aux percussionnistes (la partition en requiert neuf !) le loisir de se défouler sans retenue: les premières mesures leur laissent même le champ libre. Les autres instruments de l’orchestre au grand complet les rejoindront bientôt, engloutis sous une épaisse chape de timbales et de caisses claires.

Flamboyante, magistrale, la onzième symphonie de Philip Glass s’inscrit au pinacle du répertoire symphonique américain du XXIe siècle. Le Bruckner Orchester Linz se surpasse dans l’interprétation de l’œuvre, d’une incroyable énergie !

 

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