A Genève, une Turandot à effets spectaculaires

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Au Grand-Théâtre de Genève, la Turandot de Giacomo Puccini n’a pas reparu à l’affiche depuis mai 1996, donc depuis vingt-six ans, lorsque John Mauceri dirigeait la production de Hiroshi Teshigahara qui avait pour protagoniste Giovanna Casolla.

Pour cette nouvelle présentation, Aviel Cahn, l’actuel directeur de l’institution genevoise, fait appel au metteur en scène américain Daniel Kramer qui veut immerger l’action dans un univers futuriste. C’est pourquoi il décide de collaborer avec le collectif japonais teamLab qui assure la conception scénique et les effets lumineux absolument saisissants lorsqu’un faisceau de rayons bancs suggère la mystérieuse atmosphère enveloppant l’émergence de la lune. Tout aussi fascinantes, la première apparition de Turandot, se glissant dans de longs voiles noirs pour émasculer sadiquement le pauvre prince persan, et la seconde où, engoncée dans le carcan d’or flamboyant d’un astre, elle atteint le sol au fur et à mesure qu’est donnée une réponse à chacune de ses énigmes. C’est pour elle aussi que la costumière Kimie Nakano invente ces lamés moulants or ou noir corbeau qui lui feront rejeter avec dégoût la robe de mariée blanche que l’on voudrait lui imposer. Liù et le chœur féminin ressemblent à de fantomatiques créatures à coiffe ‘ku klux klanique’ évoluant dans une vaste salle vitrée qui surplombe l’antre des hommes noirs d’où surgiront les tortionnaires à tête de marabout écorchant le condamné qu’on leur a donné en pâture. Le lit sacrificiel focalise l’action qui se répand comme une mer en furie sous une gigantesque construction en losange, pivotant sur plateau tournant pour faire place aux trois ministres Ping, Pang, Pong, folles délurées portant rang de perles sur robe noire démesurée ou arborant tunique rose fluo sur vert et jaune criards. Malheureusement, le troisième acte tourne court en dénaturant la trame. Des cintres descendent deux niches plastifiées où, à mi-hauteur, sont enfermés le pauvre Timur et Liù qui détachera du sommet le poignard du hara-kiri, pendant qu’au sol, Calaf garrotté subit la torture, total contre-sens par rapport au libretto. Et c’est aussi la première fois que l’on voit chacun des ministres être trucidé par le poignard de son congénère, ce qui assoit le divin Altoum, terrassé par tant de sang versé inutilement…

En dépit de ces quelques restrictions, il faut relever que la musique est le parent pauvre de cette production spectaculaire, tant le chef Antonino Fogliani empoigne brutalement cette partition en réduisant l’Orchestre de la Suisse Romande à un orphéon bruyant, bousculant frénétiquement le Choeur du Grand-Théâtre de Genève en décalage constant dans « Gira la cote, gira », avant de trouver meilleure assise à l’apparition de la lune. L’équilibre du rapport scène-fosse s’établit progressivement pour en arriver au final de l’acte III, faisant découvrir en première suisse la version de Luciano Berio aux coloris fascinants que créa l’Opéra de Los Angeles en 2002.

Sur le plateau, la Turandot d’Ingela Brimberg laisse affleurer d’abord cette intonation parfois douteuse et ces aigus égratignés que produisait déjà son Elektra de janvier dernier. Pourquoi donc brûler d’emblée les cartouches au début du monologue « In questa reggia », d’instrumentation diaphane, quand l’accumulation des phrases brèves devrait permettre l’échauffement de la voix ? Néanmoins, la scène des énigmes finit par stabiliser l’émission en rendant le personnage crédible. Du ténor roumain Teodor Ilincai, le public lausannois conserve le souvenir ému de son Roméo de juin 2011 et de son Rodolfo à Avenches. Jouant le tout pour le tout, il se jette à corps perdu dans un rôle meurtrier comme Calaf dont il a certes les aigus, malgré un phrasé d’une affligeante raideur. La Liù de Francesca Dotto peine à masquer un timbre bien trop guttural pour la frêle esclave. Puis, en équilibre instable dans sa cage suspendue, elle a force difficulté à susciter l’émotion pour sa fin tragique. L’on en dira de même de la basse chinoise Liang Li qui souffre de cette même posture inconfortable en s’ingéniant à être expressif. De par le jeu outré qui lui est imposé, le trio Simone Del Savio - Sam Furness - Julien Henric ne fait pas grand-chose des ministres Ping, Pang, Pong qui restent à la surface de leurs mélancoliques évocations. Défiant ses soixante-neuf ans, le ténor américain Chris Merritt, inoubliable interprète du Rossini serio, a encore une indéniable présence et un timbre suffisamment corsé pour donner vie au cacochyme empereur Altoum. Michael Mofidian a la déclamation péremptoire d’un Mandarin corseté dans sa tunique métallique. Une fois passées les errances des premières pages, le Chœur renforcé du Grand-Théâtre de Genève sait donner éclat et grandeur à ses constantes interventions. Donc une Turandot bien inégale…

Paul-André Demierre

Genève, Grand-Théâtre, le 20 juin 2022

Crédits photographiques : Magali Dougados / GTG



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