Babi-Yar, nouveau jalon des symphonies de Chostakovitch par John Storgårds 

par

Dmitri Chostakovitch (1906-1975) : Symphonie n° 13 en si bémol mineur op. 113 ‘Babi Yar’. Arvo Pärt (°1935) : De profundis, pour voix d’hommes et orchestre de chambre. Albert Dohmen, baryton-basse ; Estonian National Male Choir ; BBC Philharmonic, direction John Storgårds. 2023. Notice en allemand, en anglais et en français. Textes des poèmes en traduction anglaise. 69’ 31’’. Chandos CHSA 5335.

La lecture de la correspondance envoyée par Chostakovitch, au cours de l’année 1962, à son ami Isaac Glikman (1911-2003), alors professeur d’histoire du théâtre au Conservatoire de Saint-Pétersbourg (Lettres à un ami, Albin Michel, 1994), permet de considérer la genèse de la Symphonie n° 13 ‘Babi Yar’. Dans les commentaires qui accompagnent ce volume, Glikman précise qu’il avait apporté à Chostakovitch, en septembre 1961, le poème récemment publié Babi Yar d’Evgeni Evtouchenko (1932-2017), auteur alors très populaire auprès de la jeunesse. Séduit, le musicien écrivit une version avec piano, qui allait vite devenir une symphonie, inspirée par d’autres textes du poète. Le sujet de Babi Yar est l’un des épisodes les plus sanglants de la Seconde Guerre mondiale. Le ravin qui porte ce nom, à quelques kilomètres de Kiev, a été le cadre en 1941 de l’exécution massive, par balles, de plusieurs dizaines de milliers de Juifs et de résistants par les nazis. Le contenu du texte d’Evtouchenko déplut profondément au premier secrétaire du Parti communiste Nikita Khrouchtchev, qui estima que l’accent était trop mis sur les seules victimes juives et tenta d’interdire la création du 18 décembre 1962. Celle-ci connut d’autres difficultés. Pressenti pour diriger, Mrawinsky se déroba, plusieurs chanteurs aussi. Kondrashin releva le défi (il avait créé en 1961 la Symphonie n° 4, interdite depuis 25 ans), avec la basse Vitaly Gromadsky, récupéré de justesse. Quelques jours plus tard, sous la pression du pouvoir, Evtouchenko céda et révisa son poème en indiquant que le massacre concernait des Russes et des Ukrainiens, ce qui accabla Chostakovitch. Le texte original fut réintroduit quelques années plus tard.   

Babi Yar (Le Ravin des femmes) est la première partie de la Symphonie n° 13, qui est aussi une cantate à plusieurs facettes. Avec cette introduction tragique, une musique funèbre qui est aussi une dénonciation de l’antisémitisme qui régnait encore en URSS, l’admirable évocation d’Evtouchenko aborde plusieurs aspects de la persécution historique des Juifs, depuis l’Égypte ancienne jusqu’à Babi Yar, en passant par la crucifixion, la condamnation de Dreyfus, les pogromes ou le souvenir d’Anne Frank. Les derniers vers englobent le poète lui-même et, à travers lui, le compositeur, avec ces mots engagés : Il n’y a pas de sang juif dans mes veines/mais je sens la haine répugnante/ de tous les antisémites comme si j’étais Juif/ et c’est pour cela que je suis un vrai Russe !  Dans cet Adagio d’un quart d’heure, un orchestre véhément et généreux retrouve l’atmosphère de Moussorgski, est traversé par des sons déchirants, des cordes grinçantes, des appels de cloches, un chœur à l’unisson et un baryton-basse qui égrène une mélodie simple et émouvante. C’est sans doute l’un des points culminants du répertoire de Chostakovitch. 

L’Allegretto qui suit (Humour) développe un autre climat, un peu comme une antithèse du poème précédent, avec un côté déclamatoire qui insiste sur la capacité de survie face au pouvoir, par le rire. Le chœur intervient de façon hachée. Le troisième mouvement (Au magasin) est un Adagio en hommage aux femmes russes et à leurs tâches quotidiennes, avec des passages rythmiques, les cordes étant accompagnées par le célesta, la harpe et le piano. Le quatrième poème (Angoisses) est une autre dénonciation, cette fois de la menace qui plane sur la liberté des créateurs (jusqu’à se méfier de l’entourage proche), révélée par un tuba menaçant, des cuivres en sourdine ou des cordes sombres. La symphonie se termine par un Allegretto (Carriérisme) qui salue de façon satirique le courage de ceux qui osent s’exprimer, avec un rappel de Galilée, Shakespeare, Newton ou Tolstoï, un dialogue chœur/soliste, une longue phase orchestrale bousculée, avant une intervention finale du célesta. Chostakovitch, se révèle inspiré et bouleversant de bout en bout. 

À la tête du remarquable BBC Philharmonic depuis 2022, le Finlandais John Storgårds, (°1963), un élève de Jorma Panula et d‘Eri Klas, a déjà gravé pour Chandos d’autres symphonies de Chostakovitch : la 12e et la 15e, puis la 11e, impressionnante, avant la 14e, dont nous nous sommes fait l’écho le 10 septembre 2023. D’excellentes versions, servies par des pupitres de qualité, qui confirment dans cette 13e que l’univers symphonique du Russe leur convient sous la baguette de leur chef. On apprécie ici l’investissement émotionnel et la capacité à souligner les différences de climats, la vigueur tragique de Babi Yar, ou l’humour caustique de l’Allegretto qui suit, tout comme les subtilités variées des autres séquences.  Il y a de la noblesse dans le propos général, de l’engagement dans l’architecture générale. Quant à l’excellent soliste allemand Albert Dohmen (°1956), un spécialiste de Wagner et de Richard Strauss, et aux chœurs estoniens, ils sont en phase avec une conception travaillée avec rigueur. Storgårds s’inscrit dans la discographie à proximité de la version de Bernard Haitink, encore plus engagée, ou de celle, plus abrupte, de Gennadi Rozhdestvensky. Mais personne n’égalera sans doute jamais l’enregistrement en public du 20 décembre 1962 au Conservatoire de Moscou. Deux jours après la création, Kirill Kondrashin dirigeait le Philharmonique de Moscou dans une version insoutenable, dévastatrice, dans un climat tendu et provocateur pour le pouvoir, avec les chœurs Yurlov et la basse Vitaly Gromadsky, en total état de grâce. Ce concert que le label Praga a réédité en 2014 (avec des extraits délirants de la cantate Octobre de Prokofiev gravés en 1966) est insurpassable, même si le son n’est pas de la qualité de celui de Chandos. Mais l’Histoire y est au rendez-vous de la musique !     

Ici, la Symphonie n° 13 est précédée par le fervent De profundis d’Arvo Pärt pour voix masculines et orchestre de chambre, qui date de 2008 et est la révision d’une page de 1980 pour voix d’hommes, orgue et percussion ad libitum, dédiée à Gottfried von Einem. Ce morceau épuré installe un climat propice à ce qui va suivre, mais on peut faire l’impasse sur cette courte partition si l’on veut pénétrer d’emblée dans l’univers si poignant de Babi Yar.    

Son : 9    Notice : 10    Répertoire : 10    Interprétation : 8,5

Jean Lacroix             

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.